À l’époque, je faisais beaucoup de photos argentiques noir et blanc avec un Nikon en 35 ou en format 120, au Lubitel – c’était avant que ça soit à nouveau à la mode, à l’époque c’était juste soviétique et rudimentaire…
À l’époque, je faisais beaucoup de photos argentiques noir et blanc avec un Nikon en 35 ou en format 120, au Lubitel – c’était avant que ça soit à nouveau à la mode, à l’époque c’était juste soviétique et rudimentaire…
L’un des récits qui constituent Anomalie des zones profondes du cerveau est en italiques. C’est le seul qui soit immédiatement reconnaissable par un changement typographique. Il se déroule dans un chalet au bord du lac Léman. Dans un village nommé Publier. Oui, il y a bien un village nommé Publier en Haute-Savoie, et je le prouve.
Un ami y avait un chalet dont je me suis inspirée. Je n’y avais plus pensé depuis une éternité. La dernière fois que j’y suis allée, ce devait être en 1996 – c’est à cette période que j’ai d’ailleurs situé le récit italique.
C’était assez étrange d’à la fois tâcher de se souvenir précisément de la maison, du village, et de transformer des éléments. Comme dans ces maisons de poupées avec des éléments modulables – je n’en ai jamais possédé (j’avais des voitures…) mais je me souviens de films où l’on voit des petites filles jouer les démiurges en déménageant le salon du bout des doigts…
Si ma mémoire est bonne, le bar du village que j’ai appelé Chez Toby – bonjour, monsieur Sterne – s’appelait à l’époque Chez Totor.
Je n’avais pas pensé à le faire jusqu’à présent, sans doute parce que cette histoire remonte à l’époque d’avant Internet (enfin, le temps où je n’étais pas encore connectée en 56k, en tout cas…), mais je vérifie : Chez Totor existe toujours ! C’est à présent un dancing avec piscine. Et il a même un site Internet…
Tempus fucking fugit.
Je suis quand même bien heureuse d’avoir réussi à faire vivre ce village au nom inespéré dans un livre. ça faisait dix-huit ans que j’en avais envie.
L’un des éléments troublants, avec l’algie vasculaire de la face, est qu’elle peut constituer un handicap invisible dans la mesure où ce peut être une affection très invalidante mais qui ne se voit pas. Pas de fauteuil roulant, pas de canne blanche… Pas de signe extérieur signalant la vulnérabilité.
Les conséquences peuvent être lourdes pour les malades, pas vraiment pris en compte, soupçonnés d’en rajouter, voire d’être carrément mythomanes. Les proches s’agacent : on ne parle que de ça, ça dévore un temps fou, et on ne voit rien… Les collègues se moquent, les patrons menacent… Dans la jungle des villes, les malades au visage de santé sont contraints de rester debout dans les transports en commun, se faisant houspiller pour le moindre retard sur un trottoir encombré… En même temps, malgré ces accusations ou ces insinuations, il y a une sorte de soulagement à passer incognito, à ne pas porter les stigmates de la maladie. C’est vraiment très compliqué…
D’après une synthèse publiée sur le site de l’Essec, 80% des handicaps serait invisibles.
Troubles psychiques ou cognitifs, syndrome d’Asperger, dyslexie, troubles de la perception, sclérose en plaques, diabète, épilepsie, nombre de douleurs chroniques comme l’algie vasculaire de la face ou la fibromyalgie…
Peut-être prendre conscience du grand nombre de personnes vulnérables que l’on croise tous les jours sans le savoir pourrait nous aider à être plus patient, plus attentif. Et si l’on connaît des gens souffrant d’un handicap invisible, gagner encore en compréhension. Finalement, c’est facile, il suffit simplement d’être doux les uns pour les autres…
[Un passage finalement supprimé d’Anomalie des zones profondes du cerveau.]
« La plupart des conversations deviennent absurdes – précise-t-elle. Un ami lui annonce un jour que le pamplemousse est dangereux, très dangereux. En association avec certains médicaments, il peut tuer. Il sait que qu’elle aime ça, le pamplemousse. Pas les moitiés façon années 1980, et le jus qui atterrit toujours très précisément dans la pupille quand on enfonce maladroitement la cuillère. Non. Le gros agrume épluché puis soigneusement dépouillé afin que la pulpe apparaisse dans sa brillance et soit croquée. Le fruit, en entier. Elle y cède souvent. Quoi de meilleur pour la santé ? En y réfléchissant, en effet, la pulpe est ainsi aussi tentante qu’un champignon vénéneux, qu’un prédateur qui cherche à attirer sa proie. Mais franchement, le pamplemousse mortel, quelle blague. Pourquoi pas la papaye étrangleuse, tant qu’on y est ? Après quelques jours d’incrédulité moqueuse, elle se décide à vérifier. Et à sa grande stupéfaction, le pamplemousse démultiplie l’effet de certains médicaments. Dont, justement, l’Isoptine (Verapamil), utilisé en traitement de l’algie vasculaire de la face… Colère. Elle est devenue un équilibre tellement précaire qu’un simple agrume pourrait la faire chavirer dangereusement. Tuée par un pamplemousse. La guigne. »
Donc, Anomalie des zones profondes du cerveau est constitué de récits enchâssés. On pourrait également dire : de plusieurs fils narratifs qui s’entrecroisent. L’une des missions les plus délicates ayant été de faire en sorte que quelqu’un d’autre que moi s’y retrouve…
Plusieurs techniques ont ainsi été mises en œuvre.
1) La couleur : à chaque récit est attribuée une couleur spécifique. Au bout d’un moment, quand même, avec la luminosité de l’écran, ça pique les yeux… Et la linéarité du défilement via le logiciel de traitement de texte n’est pas des plus ergonomiques en la matière…
2) Les marque-pages autocollants – là encore de couleurs différentes, une couleur par récit : pas mal, ça permet de s’y retrouver dans l’épaisseur du texte au bout d’un moment. En matière de montage de récits enchâssés, travailler sur pages imprimées semble quand même plus pratique, donc.
3) Tenter un schéma :
Je vous laisse juger de l’efficacité de la chose…
(De surcroît, certains éléments indiqués ici ont finalement été supprimés – le récit sur les Indiens pirahãs, par exemple, se trouve finalement dans Ensuite, j’ai rêvé de papayes et de bananes, qui a été écrit en même temps.)
4) Étaler le manuscrit dans tout l’appartement de façon linéaire : Je n’ai pas d’image qui en témoigne mais ça m’a permis de situer les différents épisodes des récits de façon spatiale. Enfin, pendant dix minutes, jusqu’à ce que le chat trouve vraiment ça très rigolo et fasse voler les feuilles en tous sens…
On pose souvent la question du rapport à l’autobiographie. Question légitime dans ce type de contexte. Question qui surgit dès qu’un personnage s’exprime à la première personne du singulier. Je répondrai par la phrase de Danielle Mémoire citée en exergue d’Anomalie des zones profondes du cerveau :
« La première personne me plaît, notait-elle. Je n’éprouve pas le besoin de l’être. »
Danielle Mémoire, Prunus Spinoza.
Ou encore, Annie Ernaux :
« Le “Je” que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de “l’autre” qu’une parole de “moi” : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité. »
Annie Ernaux, « Vers un Je transpersonnel », Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes n°6, Université Paris X, 1994.
Entendons-nous bien : je n’ai absolument rien contre l’autofiction et l’autobiographie et j’apprécie certains auteurs qui s’y adonnent. (Un livre que j’aime est un livre que j’aime qu’il soit d’aventure, d’autofiction, de poésie, de suspense… et quelle que soit la personne qui l’écrit). Seulement, si on parle d’intention de l’auteur, il ne me semble pas me situer dans cet espace. En tout cas jusqu’à présent.
La focale est pour moi légèrement déplacée ; pas grand-chose, une histoire d’axe un peu différent. Après, fort heureusement, la vision de l’auteur sur son propre texte n’en épuise pas les enjeux et le lecteur est libre de son interprétation. J’y réponds quand on me pose la question de l’autobiographie ou de l’autofiction mais je ne ressens pas le besoin de poser une définition sur ce que j’écris, d’après les cadres des genres. Dans le même ordre d’idée, tâcher de distinguer ce qui appartient à la narration de la tension poétique me plonge dans des abîmes de perplexité. (Je ne vous raconte pas comme c’est pratique quand il faut cocher des cases pour décrire son activité – en France, on adore ça, les cases à cocher et les étiquettes.)
Ce n’est que mon point de vue sur la question et selon ma propre logique, ce n’est donc pas l’essentiel… Cela ne veut pas dire que je me défile pour autant.
Pour moi, la matière biographique est vraiment cela : une matière. Elle est relevée, modifiée, montée, diffractée, malaxée comme le sont les autres matières. Elle est donc, en effet, aussi importante que les autres…
Elle est travaillée comme les mots sont choisis, comme le rythme des phrases dessine un trajet. Impossible, ensuite, de faire le tri. De pointer du doigt : « ça, c’est moi », « ça, c’est telle chose ». C’est, de toute façon, par définition, tout autre chose. Le processus d’écriture fait corps des diverses notes initiales, compose les accords qui forment le livre.
« Ce que nous nous appelons “je” n’est qu’une porte battante. »
Shunryu Suzuki
En revanche, l’intense présence d’un écrivain dans ses écrits, c’est une autre histoire. Elle est centrale, en terme d’engagement. Mais aussi de lien avec le lecteur. Et je ne pourrais mieux le formuler que Javier Cercas (entretien avec Franck-Olivier Laferrère) – même si je n’aurais sans doute pas utilisé la métaphore tauromachique qui est, bien sûr, fort parlante…
Dans Anomalie des zones profondes du cerveau, j’évoque également le malentendu permanent que les migraineux reconnaîtront – et a fortiori les Algiens… Le fait que la douleur semble isoler du monde et créer de l’incompréhension, de l’énervement de part et d’autre.
Il y a quelques jours, je suis tombée sur cette page – en anglais – qui résume bien les choses…
À ce sujet de départ pour Anomalie des zones profondes du cerveau – cette migraine aiguë nommée algie vasculaire de la face – est venue s’ajouter une réflexion : la société qui est la nôtre apprend à se considérer comme un rouage parfait, sans défauts.
Or la vie est tout sauf cela.
« Life is not neat » disait l’écrivain B.S. Johnson, la vie n’est pas lisse et bien rangée.
La jeunesse semble LA valeur absolue alors qu’il ne nous appartient pas d’entraver les rouages du temps… Même les morts doivent rester frais et s’altérer le plus tard possible, embaumés et surmaquillés – ce qui est absurde et extrêmement polluant.
Des manières de s’abîmer dans le malheur. Car comment peut-on accepter sa propre vie, dans des conditions si normatives ? Une vie qui se déroule bien en trois dimensions, à travers joies et aléas, moments heureux et accidents… pas sur les pages glacées des magazines ni sur les surfaces tout aussi froides des écrans.
Je voulais écrire la liberté d’être. De ressentir, de souffrir. D’avoir des cicatrices et de les aimer. La liberté de faire des choix, pour sa propre vie. C’est la condition d’une existence accomplie, à mon sens. Et de la création.
Je pense à Beth Whaanga et à son Under the Red Dress Project, à Bethany Townsend, cette mannequin souffrant de la maladie de Crohn qui a posé avec sa poche de stomie, à Winnie Harlow, mannequin atteinte de vitiligo, à tous les modèles dits « plus size », aux yogis de taille, à la sublime Lizzie Velasquez qu’on a appelé « the ugliest woman in the world »
http://www.youtube.com/watch?v=12YHk-6sCKg
à ceux qui œuvrent à rendre le monde plus ressemblant et plus beau
http://www.youtube.com/watch?v=ide16pzJ6Ro
à Aimee Mullins et à ses douze paires de jambes
à toutes les gueules cassées, les cicatrices, les membres manquants, les handicaps…
Cette liberté s’exprime également vis-à-vis de la médecine, non pas pour la critiquer par principe, mais pour cultiver un dialogue essentiel entre patients et praticiens. Un dialogue fructueux. Il est heureusement des médecins, tel Martin Winckler, qui n’ont de cesse de défendre cette écoute nécessaire. Trop souvent on met en question le ressenti de la douleur, on applique des recettes apprises sans les comprendre, on ne tient pas compte de la singularité de chaque être humain, on minimise des effets secondaires, on rudoie alors qu’en face c’est le désespoir le plus total… Il importe à mon sens à chacun, lorsque c’est possible – il y a hélas des situations d’urgence ou d’extrême précarité – de s’informer sur ce qui l’affecte et de faire des choix conscients, de demander d’autres diagnostics, sans se laisser réifier par la grosse machine médicale qui peut-être d’ailleurs tout aussi pernicieuse vis-à-vis du personnel soignant, en général surexploité. Notre corps n’appartient pas à la société. Nous devons faire confiance au médecin que nous choisissons pour nous guérir mais nous n’avons pas à être aveuglément docile.
D’où, parmi les récits enchâssés que j’évoquais dans le deuxième billet, des histoires de découvertes fracassantes, des pavés dans la mare remettant en cause l’image d’une humanité linéaire comme une droite bien ascendante et proprette. La réalité est plus complexe, pleine de méandres, de détours, de friches belles comme la poésie. Acceptons le désordre de l’effervescence, la digression, l’indocilité, la pensée analogique.
Ainsi, dans Anomalie des zones profondes du cerveau, vous trouverez – entre autres – : des épisodes migraineux (forcément…), un grand lac européen connu, Marilyn Monroe, des Photomatons, des révélations archéologiques, Laurence Sterne, un épisode d’X-Files, René Allendy, des balades en Castagniccia, L’Île aux Fleurs, une histoire d’amour (quand même), Avalokiteshvara, une sinusite carabinée, John Cage, des champignons…
Tagué:Aimee Mullins, algie vasculaire de la face, anomalie des zones profondes du cerveau, Avalokiteshvara, B.S. Johnson, Beth Whaanga, Bethany Townsend, Castagniccia, Grasset, handicap, Ilha das Flores, John Cage, Laure Limongi, laurence sterne, Lizzie Valsquez, Marilyn Monroe, migraine, René Allendy, rentrée littéraire, roman, Winnie Harlow
Anomalie des zones profondes du cerveau évoque des paysages de lac – le Léman y occupe une place privilégiée – et une réminiscence : la diffusion du film L’Étrange Créature du lac noir à la télévision française le 19 octobre 1982. Les jours qui précédaient, il y avait eu tout un trafic de lunettes équipées de filtres bleu et rouge, les gamins – dont je faisais partie – étaient surexcités, dans la cour. D’où une intense déception, car rien ne m’est apparu en relief, j’ai juste eu… un peu mal à la tête ; et une sacrée trouille face à ce costume maladroit et pourtant effrayant, à tel point que j’avais un peu d’appréhension à l’idée de revoir le film pour les besoins du livre, même trente ans plus tard. Mais je semble heureusement moins impressionnable…
J’ai retrouvé la présentation de La Dernière séance inaugurant la diffusion culte de ce film, je la partage avec vous. J’aime beaucoup la précision de la speakerine – comme on disait à l’époque – soulignant que seul le film est en relief et qu’il ne sert à rien de scruter les autres programmes en portant ses lunettes à filtre bleu et rouge…
En revoyant le film, j’ai été frappé par cette scène qui, outre les intenses commentaires psychanalytiques qu’elle pourrait susciter, est d’une grande beauté – et une sacrée prouesse technique.
Beaucoup d’images circulent, tentant de traduire en dessins, en photomontages l’intensité de la douleur provoquée par l’algie vasculaire de la face. Je dois avouer que la plupart me glace le sang… mais ça donne une idée…
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Le site italien Alce Cluster expose le travail d’artistes représentant l’algie vasculaire de la face. (Également sur Twitter : Arte Cluster.)
N.B. : Quand j’ai trouvé l’auteur du dessin ou du photomontage, l’information se trouve dans le titre de l’image.