En octobre 2005 paraissait la traduction française du premier volume de Yapou bétail humain de Shozo Numa, aux éditions Laurence Viallet, c’est Sylvain Cardonnel qui a signé la traduction. Le volume 2 était sorti en 2006 et le 3 en 2007. En octobre 2022, Laurence Viallet a réédité en un seul volume somptueux – et accessible – ce monument littéraire, avec une postface inédite du traducteur, Sylvain Cardonnel. J’avais écrit des textes pour accompagner la sortie de chacun des volumes : en octobre 2005, publié dans La Revue littéraire n°19 (Éditions Léo Scheer) pour le premier volume, en décembre 2006, publié dans La Revue littéraire n°29 pour le deuxième et en décembre 2007, publié dans La Revue littéraire n°33 pour le troisième. Voici ces textes :

#1 initialement publié en octobre 2005 : La Vénus à la fourrure de Yapou

Yapou, bétail humain de Shozo Numa paraît dans quelques jours. Un monument de la littérature mondiale, dont l’impact devrait se révéler aussi fort que celui d’œuvres comme Vie et opinions de Tristram Shandy ou encore Eden, eden, eden. À quoi peut-on le deviner ? La sensation de rencontrer un univers qui nous habite déjà, en creux, un enfer qui nous est familier, lien entre l’impact idéologique des Cent vingt journées de Sodome et l’avénement de la bombe atomique (Yapou, bétail humain a été écrit dans les années 1950). Ou encore : l’invention du masochisme et la révolution politico-sociale qui en découle.

Cette fresque post-moderne trace les contours d’un autre monde, fictif, futuriste, EHS, gouverné par les femmes (des femmes d’origine anglo-saxonne, évidemment belles et dominatrices, aimant à jouer de la cravache) et au sein duquel la « race jaune » et plus particulièrement sa branche japonaise appelée « yapou » n’est plus considérée comme humaine mais comme une matière première intelligente et servile servant au confort et aux caprices de l’élite blanche. Une conscience « viandeuse » à modeler selon ses besoins et désirs. Cuir de Yapou, meubles yapou, toilettes yapou, baignoires yapou, yapou réduits, mutilés, démembrés… Bref, un avatar d’une idéologie que l’humanité n’a que trop subie et ne subit que trop : esclavagisme, fascisme, nazisme…

Yapou/ma peau

Reprenant la tradition de Jonathan Swift et du voyage fictif, Shozo Numa imagine qu’un vaisseau spatial chute sur terre dans les années 196X, découvert par un jeune couple : une allemande et un japonais. Les tribulations de la rencontre de la pilote – jeune noble intrépide – et des deux jeunes gens les amèneront à découvrir l’étrange univers d’EHS que nous décrit l’auteur avec force détails dignes d’un Jules Verne, alternant adresses au lecteur (dont l’humour pourrait également faire penser, parfois, à Laurence Sterne) et digressions techniques. On songe également à la tradition du roman philosophique telle qu’elle a été développée par le Sade de Aline et Valcourt, que Shozo Numa cite d’ailleurs comme l’une de ses références. On devine aisément, dans un tel monde, quels seront les sorts respectifs de la jeune femme à la peau claire et de son fiancé japonais. Mais, redoublant l’horreur de la condition yapou, le lecteur assiste avec effroi à l’évolution fulgurante des sentiments de la jeune femme… miroir de ce que serait la réaction d’individus appartenant à la « classe dominante » dans une situation équivalente, quelles que soient leurs réticences et certitudes de départ.

Yapou/Japon

Shozo Numa a été soldat vénérant son empereur à l’égal d’un dieu, adorant son pays comme une terre bénie, prêt à mourir pour l’Empire du soleil levant. Prisonnier de guerre, il a subi l’humiliation d’une femme blanche semblant tout droit sortie de La Vénus à la fourrure : « J’étais un chien jouant avec la pointe de ses pieds, j’étais un cheval sur lequel elle s’asseyait pour être promenée. » – écrit-il dans la Postface de 1970. De plus, vivant avec ses compatriotes « les ténèbres de la civilisation de l’atome », il a connu la perte des illusions, la chute vertigineuse de l’impérialisme nippon ; une désillusion transformée, selon ses propres termes, en excitation masochiste par la captivité. Ce qui l’a amené à incarner le complexe d’infériorité des japonais par rapport aux blancs dans cette œuvre terrifiante, honnie, comme on l’imagine, du Japon de l’après-guerre.

« Yapou, bétail humain est le plus grand roman idéologique qu’un japonais ait écrit après-guerre. Ce que j’admire dans ce roman, c’est qu’il apporte la preuve que le monde change. L’une des prémisses de ce qu’on appelle le masochisme est que l’humiliation est une jouissance ; à partir de là, quelque chose est possible. Quand ça se réalise, ça prend la forme d’un système qui finit par recouvrir le monde entier. Plus personne ne peut alors résister à ce système théorique. Et tout finit par y être englobé, la politique, l’économie, la littérature, la morale. Ce roman parle de cette terreur » commente Yukio Mishima.

Yapou/et nous

Yapou, bétail humain crée en effet un univers extrêmement cohérent, malgré ses prémisses révoltantes, inacceptables (les noirs sont des demis-hommes, les yapous ne sont pas humains, les blancs sont des dieux.) Les descriptions de mobiliers humains, les terribles mutilations qui leurs sont infligées sont narrées avec tellement de froideur qu’elles semblent s’inscrire dans une logique implacable. Dès lors, l’inimaginable, l’enfer se meut en une épopée lisible – quoiqu’en désaccord total avec tout principe acquis. Le manichéisme se renverse avec une éloquence vertigineuse. Ce catalogue d’une civilisation qui ne peut que nous faire horreur s’impose comme un prisme de notre monde et en acquiert alors une aura magnétique.

« La théorie de la domestication du Yapou, s’appuyant sur sa non-humanité, permit de rationaliser son élevage de la même manière que la « théorie de l’évolution » avait permis de rationaliser le capitalisme en faisant de la libre concurrence une loi de la nature. »

Parallèle qui ne peut que glacer le sang… car finalement, ôté le merveilleux de la narration, l’allégorie, les inventions futuristes et la beauté surnaturelle des femmes blanches décrites, en changeant quelques distributions de rôles (on pourrait tout simplement remplacer « yapou » par « pauvre », en conservant un code de couleurs adapté), Yapou, bétail humain, est-ce vraiment de la science-fiction ?…

#2 initialement publié en décembre 2006 : Yapou 2

On l’avait énoncé en parlant du premier volume de Yapou bétail humain : sa découverte tardive, en France, est un événement de pensée majeur auquel il faut se frotter au plus vite (si ce n’est déjà fait), un séisme éthique et esthétique tant le monstre créé par son auteur constitue le chaînon manquant entre Sade, Sacher-Masoch et les pensées plus récentes de l’excès tout comme les univers de l’abjection.

Yapou, bétail humain a d’abord été publié en feuilleton à partir de 1956, créant un scandale retentissant. C’est sans doute le texte le plus célèbre de la littérature masochiste du Japon de l’après-guerre. Applaudi par Yukio Mishima et une partie de la critique, le livre fut honni par d’autres qui le considéraient – à juste titre – comme une critique virulente du régime et de l’Empereur. Phénomène de masse, le livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires avant d’être adapté en manga.

Cette fresque post-moderne crée le fictif, futuriste EHS, gouverné par les femmes (des femmes d’origine anglo-saxonne majoritairement blondes) et au sein duquel la « race jaune », les « Yapous » – variation transparente de Japan – ne sont plus considérés comme humains mais comme une matière première intelligente et servile servant au confort et aux caprices de l’élite blanche. Une conscience « viandeuse » à modeler selon ses besoins et désirs. « Les Voyages de Gulliver et Aline et Valcourt ou le roman philosophique m’apprirent que la forme du voyage fictif permettait seule de faire des narrations utopiques (je préférerais dire dystopiques) qui s’écartent de la réalité quotidienne » écrit Shozo Numa dans une postface de 1970. Reprenant cette tradition, il imagine qu’un vaisseau spatial chute sur terre dans les années 196X, découvert par un jeune couple : Clara Cotwick, une Allemande et Sebe Rinichiro, un Japonais. Les tribulations de la rencontre de la pilote et des deux jeunes gens les amèneront à découvrir l’étrange univers d’EHS que nous décrit l’auteur avec force détails dignes d’un Jules Verne loufoque, alternant adresses au lecteur (dont l’humour pourrait également faire penser, parfois, à Laurence Sterne) et digressions techniques diaboliques de précision. On devine aisément, dans un tel monde, quels seront les sorts respectifs de la jeune femme allemande à la peau d’albâtre et aux yeux clairs et de son fiancé japonais, tout intellectuel et judoka soit-il… sans pouvoir s’attendre au débordement d’imagination de l’auteur qui secoue et stupéfie à chaque page. Car Shozo Numa parvient à reconstruire tous les éléments d’une civilisation en imaginant de nombreux livres scientifiques ou philosophiques, des études, des machines, des inventions… dans une surenchère permanente d’outrance et de merveilleux.

Happés par l’univers magnétique de l’auteur, spectateurs adoubés de cette société au-delà de toute immoralité, nous avions, à regrets – presque au désespoir –, fermé le premier tome de Yapou bétail humain au moment où Rinichiro venait d’être baptisé Yapou. Les crocs de cette civilisation albiniste s’étaient refermés sur lui, déchirant ce qui lui restait d’illusion et d’identité… et de virilité, d’ailleurs, aussi, au passage. Le baptême se fait par purification à la « sainte Eau », autrement dit, l’urine de Clara (« amarita shower »), scandant des « yamen ». Devenu TEVIN 1267, Yapou parmi les Yapous, le destin de Rinichiro est à présent lié à celui de son ancienne fiancée, mais d’une façon qu’il n’aurait jamais pu imaginer… il est devenu sa chose viandeuse, tirée en laisse, à modeler à loisir, dans la douleur et l’humiliation – notion absente, bien sûr de la pensée d’EHS, puisque les Yapous y sont considérés comme des animaux.

Le deuxième volume commence pendant les premiers pas de Rinichiro, yapou. Il se trouve attaché sous un sofa sur lequel se repose Clara – sans que celle-ci s’en doute le moins du monde – en constituant, donc, le matelas et la structure, tout en vivant une expérience télépathe avec elle – ce qui devrait lui permettre, par la suite, de mieux la servir (tel est, du moins, le sens du dispositif). Avec horreur, il se rend compte que son bien-être relatif – dans de telles conditions – dépend de sa dévotion à Clara, au dieu Clara. Lorsqu’il est en colère ou jaloux la charge semble insupportable, ses articulations prêtent à craquer. Lorsqu’il la prie, tourne des pensées dévouées vers son image magnifiée, tout s’allège. La survie dépend de l’acception de sa condition.

Ainsi, ligoté sous un meuble, meuble lui-même, souffrant les mille morts de l’accoutumance à la pisse blanche devenant son propre sang, Rinichiro voit par les yeux de Clara ce que cette Candide découvre peu à peu de la société et des protagonistes d’EHS. Car c’est grâce à elle, sa fraîcheur et son étonnement, son adaptation rapide aux nouveaux codes qu’elle rencontre, que nous sont dévoilés les fondements, l’histoire, les héros, les divertissements de ce monde. À travers le luxe démesuré qui lui est offert, elle ne peut que trouver que tout se déroule pour le mieux dans le meilleur des mondes, du moins, de son point de vue privilégié. Nouvelle déesse et Yapou de frais tannage découvrent ce que sera leur présent et ce qu’aurait pu être leur avenir, avant l’accident. C’est ainsi que ce deuxième volume répond à l’ellipse temporelle qui nous avait tenue en haleine pendant les 440 pages enlevées du premier : qu’a t-il bien pu se passer pour qu’en l’an XL une minorité blanche ait réduit les Noirs en esclavage et transformé les asiatiques en Yapous ? Comment les femmes ont-elles pris un pouvoir si absolu sur les hommes ?…

Shozo Numa parvient à une surenchère du sentiment d’horreur hypnotique qui avait présidée au premier tome. L’humour irrésistible du texte, la création minutieuse d’une cohérence historique et scientifique (même délirante) emporte le lecteur malgré lui dans une logique qu’il suit docilement dans son déroulement, enrôlé de force par la fascination de la fiction. Le sort des Yapous est plus qu’inacceptable, inimaginable par une conscience humaine ; pourtant, l’auteur nous délecte de leurs tribulations les plus infâmes, de scénarios sado-masochistes, de descriptions minutieuses des rôles du « setten » (Yapou WC) ou du « pouky » (Yapou skis) qu’on découvre dans le deuxième tome. Ce qui sauve le lecteur dans cette découverte d’EHS, c’est justement le fait qu’il s’agisse d’une dystopie située dans le futur : l’humanité des Japonais aurait été annihilée par d’autres hommes, dominants, à la suite d’événements qu’on imagine aussi terribles que la disparition des dinosaures de la surface de la Terre.

Oui mais voilà, la suite va plus loin en relisant les mythes fondateurs de l’humanité en général et du Japon en particulier à l’aune de la domination violente exercée sur les Yapous et du rôle de dieux que les blancs y jouent. Point par point, Shozo Numa démonte chaque légende, chaque texte sacré en en montrant l’incarnation blanche et cruelle à travers les yeux de Rinichiro, entravé. Ainsi page 9 : « Inutile de préciser que l’être fabuleux présenté comme un monstre moitié homme (tête et torse) et moitié cheval, le Kentauros que mentionne la mythologie grecque n’est que le fruit d’une rétroprojection historique, une invention ingénieuse du monde d’EHS. » « Rétroprojecion historique » les angelots des tableaux de la Renaissance (en vérité des « pangels », sorte de mini-Yapous ailés), les dieux fondateurs du Japon (la déesse Ama-terasu se nommant en réalité Anna Terrace), etc. C’est-à-dire que la civilisation d’EHS, la fiction, entre de plain-pied dans notre réel, à travers une justification historique délirante… mais terriblement cohérente ! On pensait que le scandale de Yapou bétail humain résidait dans le déboulonnage consciencieux de la figure de l’Empereur et de la grandeur du Japon qui y apparaît, mais cela va plus loin. L’ironie de l’auteur n’épargne rien ni personne, et surtout pas les bonnes consciences dominantes. Surtout pas, non plus, la lectrice, le lecteur.

Pour tenter un parallèle plus qu’osé, je dirais qu’il y a du Matrix Yapou ou plutôt du Yapou dans Matrix (folklore christique en moins), Yapou agissant comme un révélateur des fonctionnements sous-jacents de la société. Yapounisé, entravé, Rinichiro alias TEVIN 1267 avale (malgré lui) la pilule rouge et découvre non seulement ce qui fera son futur mais l’illusion qui a été son passé – l’existence transhistorique d’EHS. (Le parallèle s’arrête là. Nul Neo ici. Aucun horizon de revanche des Yapous ne semble pour l’instant, dans ces deux volumes, possible – à l’inverse de Matrix qui encense la révolte et la dialectique du retournement des forces au service de valeurs humaines et généreuses.)

Enfin, en guise de non-fin – c’est bien le moins concernant une fresque inachevée d’une telle ampleur – je voudrais souligner le travail extraodinaire de traduction réalisé par Sylvain Cardonnel. Son rapport à la langue japonaise n’est pas complètement indifférent à la manière dont il parvient à traduire les néologismes avec une évidence subtile pour le lecteur – basée sur des strates temporelles et culturelles. Une histoire aux échos signifiants. On l’apprend dans un entretien réalisé avec Morgan Boëdec pour Chronicart : il y a quinze ans, il débarquait en touriste à Tokyo sans connaître un mot de japonais. Le retour en France de la femme (encore !) qui l’accompagnait a scellé son initiation à la langue japonaise… Depuis, plusieurs traductions avant la rencontre – que l’on imaginerait presque programmée par un destin venu tout droit d’EHS en « rétroprojecion historique » – avec les 1500 pages de Yapou bétail humain à recréer plus qu’à traduire afin d’en faire vivre les mécanismes dans une langue dynamique pour le lecteur français.

#3 initialement publié en décembre 2007 : « On ne naît pas animal, on le devient. »

Sur le dernier volet de l’énorme fresque masochiste de science-fiction Yapou, bétail humain.

Dans Yapou bétail humain, Shozo Numa parvient à reconstruire tous les éléments d’une civilisation en imaginant de nombreux livres scientifiques ou philosophiques, des études, des machines, des inventions… dans une surenchère permanente d’outrance et de merveilleux. L’œil écarquillé, comme dans Orange mécanique1 , on ne peut que s’abreuver sans jamais se rassasier de cette fable atroce.

Dans le tome I, nous avions assistés, en voyeurs fascinés malgré nous2 , à la renaissance de Rinichiro en Yapou, d’abord révolté par son sort – même si le machiavélisme de cette société prévoit tout : de la peau tannée permettant de supporter les plus grandes chaleurs comme le plus grand froid, en passant par le vers symbiote rendant inutile la contrainte de la nutrition et de la défécation, en passant par la production d’hormone annihilant l’esprit de révolte et supprimant toute velléité de suicide – puis de plus en plus résigné à passer sa vie auprès de son ancienne fiancée d’une façon qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Non pas homme mais chose viandeuse tirée en laisse, modelée à loisir, dans la douleur et l’humiliation – notion absente, bien sûr de la pensée d’EHS, puisque les Yapous y sont considérés comme des animaux.

Le deuxième volume dévoile dans un luxe de détails les différents types de Yapous qu’on n’avait pas encore croisés dans le premier volume (dont la typologie était déjà bien fournie), tout en répondant à l’ellipse temporelle qui nous avait tenue en haleine : qu’a t-il bien pu se passer pour qu’en l’an XL une minorité blanche ait réduit les Noirs en esclavage et transformé les asiatiques en Yapous ? Comment les femmes ont-elles pris un pouvoir si absolu sur les hommes ? Rinichiro, Yapou de frais tanage, découvre donc les premiers emplois que sa maîtresse veut bien lui offrir, d’une cruauté raffinée. Il lui sert notamment de sofa et assiste, impuissant, à son idylle naissante, avec un Apollon d’EHS portant talons aiguilles et courte jupette – ainsi qu’il est d’usage pour les hommes d’EHS. Les anciens amants sont à présent reliés télépathiquement après le rituel de la « Saint-eau », Rin peut ainsi satisfaire aux moindres désirs de sa maîtresse tandis que celle-ci exerce une emprise absolue sur lui. Doris Jansen, l’une des ladys d’EHS et Clara font un pari : si Doris, à l’issue d’un nouveau voyage temporel, parvient à ramener la sœur de Rinichiro sur EHS – pour la yapouniser et la faire s’accoupler avec son frère – Clara lui donnera les « boules » (testicules) de son cher TEVIN 1267 qui lui ont été retirées lors de sa castration3.

Le troisième tome poursuit l’aventure de l’insertion de Clara dans cette société qui semble avoir été créée sur mesure pour elle, dans un va-et-vient temporel entre le « présent » du récit et des extraits de son journal, postérieur, qui ne laissent aucun espoir concernant l’avenir de Rinichiro et des Yapous. L’horizon est décidément albiniste même si à la fin l’auteur cède son « pinceau » au lecteur pour continuer la fable. L’idylle discrète entre Clara et William, un héritier Jansen se poursuit tandis que son charme conquiert toute la bonne société d’EHS. Le système de rétroprojection historique mis en place par Shozo Numa dans le tome II – permettant de relire tous les mythes fondateurs de l’humanité à l’aune de la civilisation d’EHS – est développé pour former une toile d’une cohérence diabolique, tantôt cruelle – dans le tome II on apprend que les angelots des tableaux de la Renaissance sont en vérité des « pangels », sorte de mini-Yapous ailés – tantôt drôle – dans le tome III la Vénus de Botticelli représente une noble d’EHS gagnant une course de coquilles Saint-Jacques géantes – tirée, bien sûr, par des Yapous amphibies. Elle va jusqu’à l’atroce, justifiant, sans tache aucune, la domination de la race aryenne : à Clara, mal à l’aise quant au passé nazi de son peuple, on répond que la Shoah aurait été l’œuvre d’un Yapou voulant se venger de son maître, juif, lors d’un voyage temporel. Comment expliquer autrement les manipulations de masse d’Hitler ? Si ce n’est par la technologie d’EHS concernant l’hypnose et le contrôle des consciences, manipulée par un Yapou ? Le système, diabolique, ne laisse aucune échappatoire, comme le plus machiavélique des négationnismes. Sa rigueur mime de façon effrayante un totalitarisme aux rouages parfaits. Shozo Numa développe avec minutie les aspects de cette culture « cul-visage » qui inverse systématiquement tous les codes dans un carnaval atroce, mutant, que n’aurait pas renié Bakhtine. Car ce renversement décharne le mécanisme de hiérarchies qui régente notre monde, décalque délavé de la dystopie d’EHS. Un passage clef à mon sens clef est celui où Rinichiro, réduit à l’état de siège suivant Clara dans ses moindres déplacements lors d’une réception de la noblesse ehsienne, observe le comportement d’une Yapomb : une Yapou « haut de gamme » servant de ventre à un futur héritier Jansen. Se croyant délivrée des chaînes de sa condition, elle use des siens, Yapous, avec autant de dédain qu’une « blanche », un pas de plus dans leur humiliation, une autre façon, pour Shozo Numa, de ne pas épargner les victimes. Un nouveau seuil a été dépassé pour Rin : après avoir été divan, il a été décidé qu’il serait « setten », toilettes vivantes avalant pisse et merde de son aimée ainsi que de son futur mari. Car EHS est « un monde sans ordure », un « âge de chair(s) » s’entredévorant. Tout s’y recycle, les Yapous en étant l’alpha et l’oméga : à la fois poubelles et nourriture puisqu’on découvre, lors d’un banquet, que certains Yapous sont élevés pour être mangés. À la broche ou sur canapé. Même le tabou du cannibalisme ne sera donc pas oublié permettant de mesurer la dépendance extrême des citoyens d’EHS à leurs Yapous. Et de se souvenir de la dialectique du maître et de l’esclave. Et de toutes les œuvres de science-fiction qui mettent en scène une révolte des machines, des robots, des clones, des soumis. Et de se dire que finalement, oui, on pourra l’utiliser sans frein le pinceau de Shozo Numa.

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1- Il a été un moment question que Stanley Kubrick et David Lynch adaptent Yapou, bétail humain au cinéma (source : Lire).
2- ou pas
3- Son pénis ayant été transformé en fouet avec lequel il est puni jusqu’au sang lorsqu’il tente d’exprimer une conscience humaine.

N.B. : J’ai emprunté à Laurence Viallet les scans de couvertues d’éditions japonaises de Yapou.

Shozo Numa, Yapou bétail humain, traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, éditions Laurence Viallet, 2022, 1408 pages.