Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce chef d’œuvre de Jorge Furtado…
(Ce n’est pas la première fois que je le partage, je sais… Et certainement pas la dernière…)
Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce chef d’œuvre de Jorge Furtado…
(Ce n’est pas la première fois que je le partage, je sais… Et certainement pas la dernière…)
Anomalie des zones profondes du cerveau évoque des paysages de lac – le Léman y occupe une place privilégiée – et une réminiscence : la diffusion du film L’Étrange Créature du lac noir à la télévision française le 19 octobre 1982. Les jours qui précédaient, il y avait eu tout un trafic de lunettes équipées de filtres bleu et rouge, les gamins – dont je faisais partie – étaient surexcités, dans la cour. D’où une intense déception, car rien ne m’est apparu en relief, j’ai juste eu… un peu mal à la tête ; et une sacrée trouille face à ce costume maladroit et pourtant effrayant, à tel point que j’avais un peu d’appréhension à l’idée de revoir le film pour les besoins du livre, même trente ans plus tard. Mais je semble heureusement moins impressionnable…
J’ai retrouvé la présentation de La Dernière séance inaugurant la diffusion culte de ce film, je la partage avec vous. J’aime beaucoup la précision de la speakerine – comme on disait à l’époque – soulignant que seul le film est en relief et qu’il ne sert à rien de scruter les autres programmes en portant ses lunettes à filtre bleu et rouge…
En revoyant le film, j’ai été frappé par cette scène qui, outre les intenses commentaires psychanalytiques qu’elle pourrait susciter, est d’une grande beauté – et une sacrée prouesse technique.
Cher lecteur,
On a essayé de ne pas donner dans le méchant vilain spoiler.
Mais comme CosmoZ parle du Magicien d’Oz, on en raconte l’intrigue pour pouvoir expliquer comment et pourquoi l’auteur… enfin, vous voyez, quoi. Alors si ça fait trente ans que vous attendez de dévorer ce livre de L. Frank Baum ou de voir le film éponyme où l’on chante « Somewhere over the rainbow »… Eh bien, faites-le avant de lire cet article.
De surcroît, depuis la lecture de CosmoZ, on cherche à inventer un mot plus fort qu’« adorer » – là on est entre « aduldorer » et « gosténérer » –, alors on n’a pas pu s’empêcher, c’était plus fort que nous, d’analyser certains éléments du texte, notamment en les mettant en rapport avec d’autres livres de Claro.
Donc si vous êtes du genre à préférer arriver vierge de tout commentaire dans une œuvre magistrale – un peu comme à la plage on ne saurait s’interdire le plaisir violent de la déferlante –, vous pouvez suspendre la lecture de ces lignes et vous ruer les yeux fermés chez votre libraire préféré et lire CosmoZ là, maintenant, tout de suite, avant que le monde n’explose.
CosmoZ est le quinzième livre de Claro. CosmoZ avec un Z capital final, faisant tourner le mot sur lui-même en une ronde folle, annonçant les 496 pages de vertige narratif, d’émerveillement et d’inquiétude offerts au lecteur, portant le Oz du Magicien, point de départ et matériau d’écriture.
Le Magicien d’Oz, vous vous rappelez1 ? La petite Dorothy s’ennuie au Kansas dans la ferme de son oncle et de sa tante, elle est toujours accompagnée de son chien Toto, enthousiaste et jappant, à la façon d’un Milou. Une tornade s’élève, Dorothy s’assomme, absurdement réfugiée dans sa chambre, et déboule dans le monde merveilleux d’Oz, parmi les Munchkins – de fort pittoresques petits êtres chantant et dansant –, oh ! we are not in Kansas anymore, écrabouillant au passage la Méchante Sorcière de l’Est dont elle récupère les souliers magiques, en argent (en rubis dans le film avec Judy Garland, c’était plus spectaculaire pour les effets en technicolor…) Elle emprunte la route de briques jaunes pour rencontrer le Magicien d’Oz qui vit dans la cité d’Émeraude et qui lui permettra sans doute – lui dit la bonne sorcière Glynda – de rentrer chez elle. En chemin, elle rencontre l’Épouvantail qui aimerait tant avoir un cerveau, l’Homme de fer-blanc, qui se plaint de ne pas avoir de cœur, et le Lion poltron, dont la couardise est un inconvénient notable pour un félin censé régner sur la jungle… Chacun investi d’une mission ontologique, ils poursuivent leur Graal malgré les embûches semées par la Méchante Sorcière de l’Ouest qui est vraiment énervée qu’une pimbêche en robe vichy ait trucidé sa sœurette la Méchante Sorcière de l’Est et qui en récupérerait volontiers les souliers magiques… Bon, je saute les péripéties suivantes, les singes volants et autres seaux d’eau létale, vous connaissez la fin, vaguement déceptive, le Magicien est un charlatan mais tout est happy car chaque self made personnage détient la clef de son mystère. There is no place like home, buddies.
« Mais la légende ne sait pas comment finit le monde, tout comme elle ignore la façon dont il a commencé. La légende ne sait que relever la jupe et confier au caniveau l’image de ses plis intimes. La légende boit du vermouth et bat les cartes. Elle suit des inconnus dans la rue. Elle creuse des tranchées qu’elle remplit d’os et de diamants. Elle se mouche à tout bout de champ. La légende est folle et on doit, parfois, l’interner de force, entre l’idée et la réalité, afin que tombe l’ombre. »2
CosmoZ. « Lasciate ogni speranza voi che entrate ! » Dieu n’est pas un gentil toutou qui donne la papatte, Dieu est plutôt un charlatan pervers, façon Magicien d’Oz, qui t’envoie ton libre-arbitre en pleine figure tout en pipant un peu les dés, quand même, c’est plus drôle. « Si la terre n’était que vaine, ça irait encore ! Hommes creux, hommes de peu de feu ! Tous destinés aux fours, avec livres et brioches ! »3 Claro tend une pomme à Dorothy qui la croque, évidemment, en défaisant ses tresses, et voilà les personnages d’Oz, incarnés, lancés dans le tumultueux XXe siècle. « Un jour, le monde les avait reniés, leur offrant pour seul refuge la prison du réel. »4 Dorothy devient une infirmière dévouée et un peu naïve de la guerre de 14-18, toujours flanquée de son Toto jappant. L’Homme de fer-blanc et l’Épouvantail sont respectivement Nick Chopper et Oscar Crow, l’un, grand mutilé rapiécé de pied en cap par la science, l’autre, dont la mémoire est devenue défectueuse en raison d’un éclat d’obus. Le lion poltron, lui, a très vite mal fini5… La Méchante Sorcière de l’Est, Elfeba, est une aviatrice qui prend le ciel pour une page à noircir. Quant aux Munchkins, Avram et Eizik, des jumeaux, ils découvrent ce que signifie vivre dans un monde qui n’est pas à leur échelle, les considérant comme une monstruosité, un spectacle, et entament une errance à la recherche d’une porte pour retourner à Oz ainsi que leurs autres camarades, déplacés. Ils sont perdus dans l’absurdité du réel et son déchaînement de violence : « Le monde est un abattoir et nous n’avons plus faim »6 , there is no place like Oz, finalement. Leur parcours tragique est l’occasion d’une traversée des cinquante premières années de ce siècle qui a inventé les camps de concentration et la bombe atomique. Dans Livre XIX, Claro se livrait à une magistrale recomposition du XIXe siècle7, avec le cheval pour animal totémique, des découvertes défiant les airs en « baudruches infernales »8, la barricade en support de traité et marche à révolution. CosmoZ s’inscrit dont en suite chronologique de Livre XIX et si l’écriture de Claro s’y révèle plus dévouée à la narration – développant cette cosmogonie avec envergure et souffle épique –, elle ne cède en rien à l’exigence et aux obsessions de ses précédents livres.
Ainsi la fascination pour les machines – ou plutôt le rapport entre les hommes et les machines, l’invention des machines par les hommes –, la description scientifique comme matière de langage malléable dont on peut explorer la polysémie et dériver ainsi vers des continents imaginaires. Dans Livre XIX, on narre l’art de la montgolfière et l’avènement du gaz, avec une précision de dissection gourmande ; dans Chair électrique, c’est le siège homophone dont on chante la « furie noueuse »9 et qui devient un étrange vaisseau traversant les généalogies. Dans CosmoZ, on l’a évoqué, les grandes trouvailles du siècle, les morbides10, les « chouettes, [l]es brillantes, [l]es qu’il faut nettoyer souvent pour le plaisir »11, mais aussi la technique de dactylographie aérienne d’Elfeba ou encore la reconstruction des plus expérimentales du soldat Nick Chopper – surnommé « la Charpie » après sa reptation explosive dans une tranchée – traité par le Dr Huizard, rafistolant à tout va les mutilés comme on ferait en sorte que des épaves automobiles puissent passer sans encombre leur contrôle technique pour être encore propres à la circulation, mû par un motif économique réifiant les êtres – « allait-on laisser ces gueules ratées, ces unijambistes et ces manchots se tourner, hum, des pouces que très souvent ils n’avaient plus ? »12 – pour mieux les exploiter, dans l’intérêt de l’État. Mais évidemment, le grain de sable. Quelque chose échappe au scientifique, dérape, et Nick Chopper, rebaptisé « la Conserve », quart homme, trois quarts machine, ne finira pas ses jours à l’usine inaugurer les congés payés en rouillant sa carcasse sur une plage de Normandie, mais devient – sans le vouloir – récepteur d’ondes radio, habité par la voix fantomale de T.S. Elliot. Poésie contre industrie. Industrie tombe à l’eau. Les abîmés refusent le spectacle et se font la malle.
L’« insurrection des détails »13 se poursuit dans le domaine médical avec l’étrange tumeur de la langue du jeune L. Frank Baum – le futur créateur de l’univers d’Oz, donc – qui explose et infecte l’air comme une vesse de loup pailletée, et finira par réapparaître dans la bouche de Dorothy pour mieux la manger, cette enfant. Et chaque personnage de s’ériger en monstre pour interroger la normalité et ses diktats : Oscar Crow, par exemple, amputé de sa mémoire, a finalement une appréhension du temps sans doute plus subtile que la moyenne… Monstres et chimères animent ainsi tous les livres de Claro : Guilderstein l’homme-chien dans Ezzelina14, la borgne Nina de Livre XIX, ou encore Méduse – celle-là même dont la chevelure est un nid de serpents – dans Bunker anatomie15. S’y adjoint évidemment, la horde ozienne phénoménale, scène freaksienne s’il en est, lâchée dans le siècle des camps, chair à bourreaux, orpheline, victime, qui va de désillusion en désenchantement, avec son humanité, oui, son humanité – la notion semble déjà obsolète au XXe – pour seul bagage. « Ce sont là des couleurs trop violentes pour des hommes qui veulent croire que le monde restera sépia face à l’attraction des parcs et à la concentration des camps. »16
CosmoZ est une anti-féerie magnétique qui prend dans ses rets un lecteur qu’elle ne lâche plus, jouant de l’indistinction entre fiction et réalité pour mieux s’immiscer dans chaque pli vécu, dans chaque souvenir, crainte ou espérance. On la dévore à grands traits comme un poison au goût d’ambroisie. CosmoZ est un outre-monde infiniment fascinant, infiniment inquiétant. Il faudrait à la fois contempler la voûte lumineuse, considérer l’épopée dans son ensemble, et savoir s’arrêter à l’échelle d’une étoile, d’une phrase, en observer la mécanique précise, implacable, les jeux de miroir, l’horizontalité sémantique. Suspendons le temps et faisons-le, dévorons et dégustons CosmoZ tout à la fois, nous en avons le pouvoir, l’écrivain dit qu’il est en nous.
Les livres de Claro sont des mondes, ses cadences, des arias. Dans CosmoZ, il conserve son goût de l’invention typographique17 tout en atteignant – depuis Mille milliards de milieux – une autre dimension littéraire. Plus vaste, plus fédératrice. Pour la décrire, je tenterais volontiers une comparaison avec Glenn Gould et son « apprentissage de la lenteur », dans les Variations Goldberg, entre son interprétation de 1955 et celle de 1981, plus lente, faisant l’économie d’une virtuosité qui n’avait plus besoin d’être démontrée. Claro atteint cet accomplissement là avec CosmoZ, maîtrisant à la perfection chaque inflexion, sachant céder au plaisir du récit, peignant l’émotion à bras le corps, la cruauté sans parallaxe, tissant d’innombrables pistes, planquées en cheval de Troie, pour une lecture inépuisable, bifurquante. Une épopée du siècle déjà dernier – celui qui nous a vus naître, celui dont les mythologies incandescentes nous habitent – incontournable, bouleversante.
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Notes :
1- Le roman écrit en 1900 par L. Frank Baum est un classique de la littérature enfantine aux États-Unis, quant au film réalisé par Victor Fleming (sorti en 1939), il est l’un des plus grands succès cinématographiques mondiaux.
2- CosmoZ, p. 48.
3- Ibidem, p. 350.
4- Ibid., p. 177.
5- Mais l’on vous assure qu’aucun animal n’a été blessé ou maltraité pour l’écriture de ce livre.
6- Ibid., p. 90.
7- Livre XIX, Verticales, 1997. Et puisque l’on parle de goût pour l’intrication histoires/Histoire, notons que dès Insula Batavorum (Claro, Arléa, 1989), le personnage Moghilev apprivoise sa langue (mort-vivante) et son histoire à travers l’épopée du peuple batave au début de l’ère chrétienne – et sa défaite face à l’Empire romain.
8- Livre XIX, p. 59.
9- Chair électrique, Verticales, 2003, p. 11.
10- « Et la colère de Dieu n’est plus qu’une allumette. » (CosmoZ, p. 492.)
11- « Des armes », poème de Léo Ferré interprété par Noir Désir.
12- CosmoZ, p. 173.
13- Ibid., p. 218.
14- Ezzelina, Arlea, 1986.
15- Verticales, 2004.
16- CosmoZ, p. 364.
17- Très présente dans Chair électrique et Mille milliards de milieux (éditions Le bec en l’air, 2010).
CosmoZ, Claro, Actes Sud, 496 pages, en librairie le 18 août 2010.
Lors de mon séjour à Bastia, j’ai découvert – grâce à Mélissa Epaminondi – le cinéaste Gérard Guerrieri à travers son deuxième long métrage : Fin de règne, une coproduction Mare Nostrum, Atlan Films, La Cie des Taxis Brousse (avec la participation de France 3 Via Stella, si je ne m’abuse) sortie en décembre 2007. Passion immédiate pour son univers transformant la tragédie en farce, avec une ironie jamais cynique et qui parvient à filmer la Corse autrement que comme une carte postale intemporelle. Era tempu !
Fin de règne se situe dans un futur plus ou moins proche où la Corse serait devenue une république autonome et donc, sans doute plus que jamais, aux mains des politiciens, en l’occurrence de Brutus Strossi, lancé dans une élection présidentielle qu’il semble devoir gagner, fort du soutien de Marc-Anto, chef de la mafia locale. Les personnages – du politicard véreux au mafieux gominé en passant par sa pétasse de femme ou sa mère autoritaire – sont encore plus savoureux qu’on ne saurait les imaginer. Mais le scénario ne s’arrête pas à ce récit rondement mené, débutant par une scène au Moyen Âge, où l’on découvre les ancêtres des protagonistes…
Robert Rodriguez à la mode corse, Gérard Guerrieri maîtrise parfaitement les codes du gore et de la série Z pour créer une fiction à la fois délirante et terriblement en prise avec la réalité. La critique est acerbe, l’humour blesse qui doit l’être, les dialogues sont autant de joyaux, sans évoquer quelques trouvailles formelles que je vous laisse découvrir ici.
Si vous n’êtes pas du genre à acheter un film sur Internet – et même si vous auriez franchement tort de vous en priver – vous pouvez toujours regarder ce court extrait :
Ou encore son prologue, assez Aguirre :
… en guettant le prochain Guerrieri.
{Photos ci-dessus : tirées du film Fin de règne.}
C’est toujours vêtue de rouge qu’Aurore apparaît sur de vieux films dont le narrateur – l’espion au second degré ? l’enquêteur ? Celui-ci restant dans l’ombre, on pourrait tout aussi bien écrire ces substantifs au féminin – achète un carton entier et anonyme au marché aux Puces de Clignancourt. Aurore, ce n’est sans doute pas son prénom, mais ça lui va bien à cette jeune femme dont on suit la naissance radieuse dans les années 50, l’enfance dorée, l’adolescence ensoleillée, la jeunesse clinquante par bribes énigmatiques – la contrainte des pellicules 8 mm et Super 81 – sans montage, à travers une chronologie rétablie par celui qui redouble de précisions géographiques et temporelles autour de ce mystère, comme pour contrecarrer le terrible destin de cette existence sans nom, de cette histoire sans épilogue.
La passion d’Aurore pour le rouge ou plutôt le fait qu’elle soit définie par la couleur rouge, le narrateur le déduit après le passage à la couleur, puis l’interprète, en noir et blanc, comme il interprète l’effacement du filmeur-voyeur, la distance vaguement lasse de la mère, planquée derrière ses bijoux, le geste quasi systématique de la protagoniste détournant le visage et qui agit comme un idiolecte – je suis l’objet, presque la proie, je sais, mais laissez-moi. « Le rouge est mis »2 : les jeux sont faits – tout est sans doute décidé dès la première image. Ou bien : « Silence ! On tourne. »
De toute évidence, Aurore est née dans une famille aisée qui va aux sports d’hiver en hiver et dans des lieux de villégiatures aussi dispendieux qu’à la mode en été. Sans doute du même niveau social que la famille de A., héritière de Champagne et de banque suisse, héroïne du récit entrecroisé avec celui d’Aurore, comme un négatif ou un reflet. Car A. n’est pas traquée par un objectif curieux ni aplatie sur pellicule, c’est elle qui débusque, souvent malgré elle, les pensées des êtres qui se trouvent à proximité. A. est télépathe et cette impossibilité du silence est un fardeau. Aurore pose devant la caméra, apprivoise sa grâce photogénique. A. se crée un masque, en permanence, pour dissimuler le trouble provoqué par cette rumeur obsédante. Leurs traits pourraient se confondre comme l’initiale de leur prénom : époque, lieux, bourgeoisie… Dos à dos, elles seraient une sorte de Janus recelant toutes les potentialités, se tenant au seuil de la vie : leurs deux histoires s’arrêtent net, comme une fin de pellicule, à l’orée de l’âge adulte. Des récits de rêves hoquettent, en italique, entre les épisodes de leurs existences, offrant des clefs ambiguës, des pistes énigmatiques.
Par effraction3, le filmeur capte les prémices d’Aurore. Par effraction, A. force les pensées des gens, s’immisce dans leurs secrets. Par effraction, le narrateur se fait voyeur de la jeunesse d’Aurore, omniscient des pouvoirs d’A. Douce violence du délit, ambivalence d’un bonheur affiché, labyrinthe des destins. Hélène Frappat crée un roman au charme étrange, aquatique, interrogeant l’identité – dans la lignée de ses deux premiers livres : Sous réserve et L’Agent de liaison – le pouvoir de l’image, la question de la vérité et du mensonge, sans grandiloquence, à travers des fils ténus, le pouvoir mystérieux de l’écriture fragmentaire, du montage qui, comme au cinéma, à la fois interprète et love le spectateur dans un fauteuil de souveraineté fragile.
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Notes :
1- Le 8 mm est un format de film de cinéma amateur lancé en 1932 par Kodak. En 1965, il évolue en Super 8. Prenant la suite de l’enquête du narrateur et poursuivant sa quête du détail, on extrapole, imaginant que le filmeur a commencé en 8 mm noir et blanc – même si la couleur était disponible en 8 mm dès 1935 – pour poursuivre en Super 8 couleur.
2- Outre les définitions de cette expression – utilisée par Hélène Frappat dans le livre – empruntées au vocabulaire des courses et du spectacle, Le Rouge est mis est un film policier de Gilles Grangier sorti en 1957.
3- « Effraction » vient du latin « frangere » – avec le préfixe « ex », bien sûr – qui est un verbe très intéressant car aux définitions contradictoires, selon le contexte. Il peut ainsi notamment signifier : briser, casser voire détruire ; mais aussi : adoucir, fléchir, apaiser (comme dans « risus frangit vultus » : « le rire adoucit le visage »).
Par effraction d’Hélène Frappat, éditions Allia.
Article à paraître dans La Revue Littéraire n°42
N.B. : Vous pouvez également lire des articles sur Sous réserve et L’Agent de liaison dans La Revue Littéraire, respectivement n°6 et 32.
Tagué:8 mm, Allia, Aurore, cinéma, film, Gilles Grangier, Hélène Frappat, Le Rouge est mis, Par effraction, roman, rouge, Super 8, texte critique, Vidéo
In The Philadelphia Story, George Cukor, 1940.
Ça fait plusieurs années que je cherche une copie de Ilha das Flores (L’île aux fleurs) du brésilien Jorge Furtado qu’on avait vu avec Laurent Cauwet chez notre ami (immense cinéphile, entre autres choses) Jacques-Henri Michot (qui sort d’ailleurs un livre prochainement chez Al Dante), un hiver, à Mouchin. J’avais arrêté de chercher il y a quelques mois, et puis, avec Youtube et Dailymotion… voici donc mon cadeau de fin d’année.
Ilha das Flores est un documentaire choc qui se passe au Brésil et qui a été tourné en 1989. Je lui emprunte fréquemment l’expression (parfois déformée par ma mauvaise mémoire) : « doté d’un télencéphale hautement développé et d’un pouce préhenseur »…
En VO :
Début :
La grosse claque de l’année 2007, c’est l’album d’Oxbow, The Narcotic Story.
Oxbow, c’est Dan Adams à la basse, Greg Davis à la batterie et aux percussions, Eugene Robinson au chant et à la plume, et Niko Wenner à la guitare, aux claviers et aux compositions. The Narcotic Story est loin d’être leur premier album, c’est même leur sixième après Fuckfest en 1989, Kind of the Jews en 1991, Let Me Be a Woman en 1995, Serenade in Red en 1997 et An Evil Heat en 2002. Mais, je l’ai déjà écrit, je commence souvent par la fin.
Ce qui surprend dès l’abord de The Narcotic Story, c’est l’équilibre entre un son rock et des arrangements complexes (violons, violoncelle, hautbois, basson, clarinette…) où plus exactement l’impression que tout est exactement à sa place sans être pour autant léché. Ce serait plutôt un chaos (K.O. ?) qui aurait rencontré la grâce. Cette incarnation supra carnée de l’oxymore étant un bon résumé d’Oxbow.
L’album est narratif comme l’est également Serenade in Red – les autres, je ne sais pas encore (c’est que j’ai besoin des livrets pour causer, moi). Au départ, The Narcotic story a été conçu comme une bande originale de film d’où l’omniprésence de l’orchestre et les voix chuchotées, toutes proches. Le soin des détails. C’est vrai que, dans un genre très différent, certaines constructions m’ont fait penser à Christophe qui imagine également ses albums comme des films. Quelque chose qui dépasse largement le cadre de la piste. L’histoire, c’est celle de Franck dans la sublime abjection du monde, winner & losser every time : « my numbers are always the right numbers »/« my numbers are NEVER not the right one ». Avec une obsession, donc, pour les extrêmes, la confusion du personnage extrêmement down et extrêmement high à la fois. Mais qui finit par trouver une nervure le reconstruisant et reconstruisant le monde autour de lui : « It’s the giving/Not the taking/That I love ».
Bande originale d’un livre fantôme, The Narcotic Story est également composé comme un livre, pas si évanescent. Dans les entretiens en lien ci-dessous, Eugene Robinson parle de littérature. Pour lui, les mots viennent d’abord, comme charge d’histoires et d’émotion. Niko Wenner compose ensuite à partir de ces textes et le sens, la couleur finale naissent, bien entendu, de cette interprétation et recréation.
Le livret se présente comme un petit livre qu’il est, avec une table des matières et une citation de la Satire X de Juvenal, à la langue crue et savante, en exergue :
« I demens ! et saevas curre per Alpes, Ut pueris placeas et declamatio fias »
Grosso modo : « Va insensé, cours à travers les Alpes escarpées, pour finalement amuser des écoliers et devenir un sujet de déclamation. »
Ce qui d’entrée de jeu trace un portrait ambivalent de héros un peu gonflé, un peu ridicule, un héros exposé aux vents et aux quolibets. Mais héros quand même. Le texte placé sous cet exergue (non chanté, simplement présent dans le livret) décrète : « failure is the only option » – cette idée étant ensuite malmenée, comme on l’a évoqué puisque « the geometry of business » is variable…
Parenthèse factuelle, ce portrait d’excité traversant les Alpes davantage que les Rocheuses correspond assez bien à Eugene Robinson (j’aime bien prononcer son nom à la française, tout de suite, ça veut dire autre chose…), Oxbow étant beaucoup plus connu en Europe qu’aux Etats-Unis – où, selon les dires des musiciens eux-mêmes, ils serait carrément méconnus…
Enfin, trêve de. Dans l’entretien vidéo avec Françoise Massacre, Eugene Robinson parle de la nécessité de l’économie de mots. Il trouve qu’il écrivait trop dans Serenade in Red et que ce flux pouvait paradoxalement nuire à la narration dans ce contexte. Avec la musique, l’ellipse révèle et fait sens. C’est sans doute pourquoi c’est un latin – la langue latine étant très concentrée, sans superflu – qui ouvre le livret. On peut également y lire des phrases entre parenthèse, non chantées. Les ellipses. Le travail de soustraction de l’écrivain.
Cet écrivain insensé, cet écrivain au daïmôn les porte, ses mots, sur scène, dans une transe aiguë : « It’s the giving/Not the taking/That I love ». Un état qui peut paraître incompréhensible, le chanteur s’y effeuille sans en avoir conscience et répond d’ailleurs ainsi à Françoise Massacre au sujet de la nudité ou plutôt de ce que représente sa nudité sur scène :
« E.R : Bien. (Pause) J’ai une question pour toi. Pourquoi tu retires tes fringues pour baiser ? Hum… ok. (Rires) Ne me dis pas que tu restes habillée (Rires)
F.M. : Joker.
E.R. : Plus sérieusement, ce que je veux dire, c’est que quand tu baises, personne ne t’oblige à retirer tes vêtements. Sur scène, c’est exactement la même chose… »
Une transe, une mise à nu qui peut le rendre fragile en le transformant en « sujet de déclamation » pour les enfants – c’est sans doute pour ça que Françoise Massacre, encore et toujours elle (I love Françoise Massacre) a intitulé l’un de ses articles : « Oxbow, musique pour adultes ». Et c’est justement cette fragilité qui le rend fort car elle le porte au-delà. C’est dans cette dialectique que se déplace Eugene Robinson.
Peu après la sortie de The Narcotic Story, il a publié Fight (chez HarperCollinsPusblishers). Un drôle de livre grand format, cartonné, tout en quadri, richement illustré, bien sanglant, sur le combat : « everything you wanted to know about ass-kicking but were afraid you’d get your ass kicked for asking ».
Je ne vous parlerai pas en détail de ce livre, le slang qui s’y développe dépassant largement mes compétences linguistiques (et puis il est trop tôt pour mater des nez défoncés) mais en gros, c’est une étude sur la fascination du combat, à travers ses formes institutionnelles, artistiques et très prosaïques – free fighting, combats de rue, de prison…
Refermant les parenthèses les unes après les autres
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je dirai que peu d’albums représentent un tel concentré d’énergie, de vie, d’émotion à l’état pur, pour moi. On parle souvent de noirceur concernant Oxbow. C’est tout l’inverse – cf, d’ailleurs, la conception de leur site Internet noir OU blanc (oh, encore une parenthèse !) –, la dialectique dont j’ai parlé y fonctionne au contraire parfaitement. On n’est pas dans un oubli du monde, dans des couleurs pastels. On n’est pas des anges sans épreuves ni combats. Mais bien des cœurs battants dont le sang, parfois, s’épanche. Le plus souvent, il bat en désir, « rise and shine ». C’est au milieu du chaos que le winner/loser existe, et le winner/loser le chante et le crie, se reconnaît dans le miroir, aime son reflet, est heureux et malheureux, heureux encore, high, down, le winner/loser danse, donne et jouit.
Sur Oxbow :
Le site du groupe : à vous de choisir l’entrée, lumineuse ou obscure, donc…
Le site d’Eugene Robinson.
Un entretien écrit avec Françoise Massacre en juin 2007 à la Loco.
Un article de Ana C. dans Millefeuille.
Un entretien vidéo avec Françoise Massacre en juillet 2008 à la Maroquinerie (j’y étais !!!), première partie. Et deuxième partie.
Une autre vidéo.
Un livre de Samuel Rochery prenant pour titre Oxbow (+ p).
Un aperçu dans Les Cahiers de Benjy.