« Création littéraire » est une expression qui fait causer en ce moment. Pourtant, elle semble plutôt anodine. Ce n’est pas comme « procréation médicalement assistée », « vote des étrangers » ou « gaz de schiste ». Mais c’est tout de même explosif. Assez pour qu’un magazine qui aime bien mettre le poète Michel Houellebecq en couverture en cause. Sous un angle qui nous a décidé à développer notre point de vue – différent, vous l’aurez compris – ici. Puisqu’un texte rédigé vaut forcément mieux qu’un propos sorti de son contexte et déformé, voici quelques (premières) réflexions concernant la création littéraire.

 

Importé des univers anglo-saxons avec des dizaines d’années de retard, le « creative writing » débarque donc en France comme le chewing-gum ou les pattes d’eph en leur temps, créant ce mélange d’enthousiasme et d’agressivité propre à notre beau pays : les uns l’adorent avec ferveur, les autres l’exècrent et se sentent attaqués dans leur pré carré. Il convient sans doute de dépassionner le débat et de tenter des définitions.

Là où le bât blesse pour certains, c’est que la « création littéraire » entend devenir une discipline comme une autre, tout du moins dans les écoles d’art – où j’ai été amenée à l’enseigner dans le cadre de workshops, notamment dans le master cohabilité par l’UFR Lettres & Sciences Humaines de l’Université du Havre et l’École Supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen. Je rappelle que dans les écoles d’art, on enseigne (entre autres) le dessin, la peinture, la sculpture, la musique, le cinéma, le graphisme, la photographie, la danse, la création numérique… Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas y enseigner l’écriture. ça voudrait dire que l’écrivain est un super-artiste directement connecté aux muses et n’ayant donc pas besoin d’exercer son art ? Hum. J’ai un scoop : l’écrivain travaille, comme tout le monde. Il a des modèles, il s’inspire de ses lectures, il cherche des sujets, il tente de développer un ou des styles, il met en place une recherche, une pensée, il « échoue encore », il « échoue mieux ».

Ma conception de l’écriture est ouvrière. Elle est un geste, une temporalité.

(Et faut-il rappeler la filiation étymologique d’« œuvre » à « ouvrier » ?)

Anne-Marie Albiach évoquant l’écriture : « Rien d’abstrait dans cette opération. Par exemple, quand je parle du poignet, c’est le poignet concret de l’écrivain, l’articulation qui permet d’écrire, avec la faiblesse et la force qu’elle comporte. »

Et on ne parle pas des paperolles de Proust, des ratures de Flaubert… de tous ces « horribles travailleurs ».

 

N’en déplaisent aux cercles germanopratins, il y a loin de la cuisse de Jupiter au quotidien de l’écrivain. Et sans doute dans cette méfiance teintée de mépris vis-à-vis de l’enseignement de la création littéraire doit-on discerner le désir suranné de préserver des mystères et des codes. Et bien sûr, la crainte de la nouveauté.

L’argument, c’est que l’écriture ne s’apprendrait pas.

Évidemment, pas plus que le reste, a-t-on envie de dire… ou tout autant…

Un autre argument avancé en parallèle (pourtant assez contradictoire), c’est que l’enseignement de la création littéraire formaterait les écrivains. Et de citer les États-Unis – encore !

Je pense qu’il y a confusion avec certains stages de scénario que je n’ai pas suivis – mes lecteurs pourront en témoigner – mais à ma connaissance justement créés pour aboutir à des univers formatés. Grosso modo : comment écrire Matrix ? Comment faire intervenir des éléments clefs au bon moment dans une histoire au fil narratif équilibré.

Quand Katherine Pancol part aux États-Unis suivre des cours de technique narrative et de scénario (elle racontait cela dans une émission de télé que j’avais vue il y a quelques années), elle y va pour créer son système romanesque basé sur la répétition (cf. ses titres animaliers et ses thématiques) ; pas dans l’espoir de devenir Lautréamont. (Son banquier l’approuve.)

Et puis, l’enseignement de la philosophie formate-t-il des philosophes ? l’enseignement de la sculpture formate-t-il les sculpteurs ? Est-ce que donner des outils formate ?

J’imagine qu’on fantasme l’enseignement de la création littéraire comme une accumulation de trucs et de recettes – d’où la crainte du formatage, sans doute – quand il s’agit (enfin, c’est tout du moins ma pratique) de créer une imprégnation littéraire, de ne pas se dispenser de cours magistraux concernant tel ou tel écrivain, de s’attacher à un suivi personnalisé. Bien sûr, il peut y avoir d’horribles façons de procéder. Caricaturales, autoritaires, normatives. Mais c’est le cas de toutes les disciplines, non ?

 

L’autre question qui revient, c’est : pourquoi maintenant ? C’est vrai, les États-Unis pratiquent le creative writing depuis le début du xxe, tant qu’on y était, on aurait pu attendre les années 2050… J’ai téléphoniquement avancé auprès du magazine suscité l’hypothèse selon laquelle cela répondrait à un besoin. En effet, mon expérience vis-à-vis de certains stagiaires de filière des métiers du livre tendrait à démontrer que le sabrage systématique des programmes en lettres finit par avoir les conséquences attendues. Vous avez dû le remarquer, les manuels de littérature au collège et lycée, c’est un peu comme le bikini ces cinquante dernières années : ça a tendance à sacrement rétrécir. Et puis, j’ai parlé de ma grand-mère paternelle, bourgeoise insulaire mais pas intellectuelle, ayant étudié jusqu’au bac, me semble-t-il, qui a toujours eu un style étonnant en griffonant la moindre carte postale et qui, à 85 ans passés, écrit toujours sans faute, restant la Balzac de la liste de course. Les autres personnes d’un certain âge que je connais ont également baigné dans la littérature classique, les humanités, appris des kilomètres de poésie… Je me souviens de Stéphane Hessel m’expliquant au Théâtre de la Commune lors du spectacle Fahrenheit 451 de David Géry (oui, d’après Ray Bradbury) en janvier dernier qu’il connaissait encore des centaines de vers, et qui a d’ailleurs récité ce soir-là « La Ballade des pendus » de François Villon… Mais trêve de digression, il ne s’agit pas de regretter un temps passé – nous, on a quand même le tweet et les lasagnes surgelées – ni de porter de jugement – mon neveu me bat à plate couture dans Angry Birds par exemple – mais plutôt d’émettre des propositions efficientes. J’ai donc osé cette hypothèse : ce n’est pas parce que l’exigence littéraire est moindre avant le bac que des élèves puis des étudiants ne ressentent pas l’envie de se tourner vers la littérature. Il semble naturel de leur donner les moyens de leurs ambitions.

 

Pour ma part, comme beaucoup d’écrivains, en ces temps reculés qu’étaient la fin des années 1990, j’ai fait des études de Lettres. Certes pas pour devenir écrivain (même si l’écriture était déjà présente)… Mais aimant les livres, on aboutissait et on aboutit encore souvent en études de lettres sans trop savoir où cela va mener. (Sauf quand les parents poussent de hauts cris et tentent de vous envoyer en pharmacie ou en compta en brandissant les chiffres du chômage et les articles sur les bac + 5 qui vendent du chabichou au marché de Dunkerque.) Je devais avoir des parents inconscients car j’ai fait des études de lettres, donc, et ça a été formidable, les classes préparatoires correspondant de surcroît fort bien à mon tempérament que quelques amis à la blague facile qualifient volontiers de germanique quant à la discipline, permettant de poursuivre une pluridisciplinarité très enrichissante. Il m’a été très utile et agréable d’étudier la philosophie encore trois ans après le bac, mais aussi l’histoire, la géographie, l’espagnol ; le latin et le grec, aussi, pendant un an… J’avais même cumulé avec une prépa Sciences-Po proposée les six premiers mois de l’année d’hypokhâgne. (Ces quelques lignes sont sponsorisées par Guronsan.) Cette pluridisciplinarité, forcément moins présente dans les études de lettres à la fac (sauf à multiplier les options ou à choisir un double cursus), on la retrouve dans l’enseignement des écoles d’art. Et lors de discussions avec des amis écrivains, j’ai souvent entendu dire qu’ils auraient aimé suivre ce genre de cursus s’ils en avaient eu connaissance, que cela leur aurait fait gagner du temps quant à leur pratique, etc. De plus jeunes générations d’écrivains (Thomas Braichet, Carla Demierre, Nelly Maurel…) proviennent d’ailleurs de formations artistiques. Dans ce contexte, il me semble qu’inclure la création littéraire aux enseignements des écoles d’art est fort logique et ne peut être que de bon augure. Et j’ajouterai qu’on a bien besoin de bonnes nouvelles dans le domaine de l’enseignement ! (Cf. notamment la circulaire récente sur la suppression du Capes de lettres classiques.)

 

Mais il faut enfoncer une porte ouverte immédiatement : de même que les écoles d’art ne prétendent pas « fabriquer » des artistes, l’enseignement de la création littéraire ne peut prétendre « fabriquer » des écrivains. Il s’agit de créer un environnement propice à l’épanouissement d’une pratique personnelle. De donner des pistes et faire profiter les étudiants d’une expérience, d’un parcours afin d’accompagner leur recherche.

Il est donc évident que l’enseignement de la création littéraire ne promet pas monts et merveilles et une mensualisation chez un gros éditeur. Être artiste, être écrivain, procède d’une décision personnelle, d’un engagement esthétique, ontologique, politique. Des formations accompagnent, donnent des pistes, excitent la curiosité, stimulent l’intellect… elles ne « créent » pas d’artistes ou d’écrivains.

La société dans laquelle nous évoluons ne semble pas privilégier l’exigence de la création. Les marchés de l’art et du livre sont de plus en plus difficiles, tout semble mener à la globalisation, au formatage des « produits ». Des démarches différentes continuent heureusement à exister mais elles demandent un investissement de la part des irréductibles et sont parfois menées dans la précarité. C’est pourquoi le développement des formations de création littéraire, dans ce contexte, me semble une bonne chose. Afin de préserver un espace d’exigence au sein duquel la recherche puisse s’épanouir en dehors de contraintes d’utilitarisme et de productivité. C’est aussi pourquoi il convient d’être prudent quant aux débouchés de ce type de formations. Il ne manquerait plus que tous les étudiants en création littéraire se sentent obligés de virer poètes maudits… Il y a tant de domaines – et c’est heureux – où un savoir artistique, des compétences rédactionnelles peuvent être requis…