Mais devenez-le bien.
(Titre alternatif : Le Blues de l’éditeur)
Laureli a publié quatre livres entre août et novembre : Bastard Battle de Céline Minard, Mademoiselle de Biche d’Emmanuel Tugny, Rouge à lèvres sur le plongeoir d’une piscine municipale de Tarik Noui et Treize mille jours moins un de Didier da Silva.
Céline a eu beaucoup de presse et c’est mérité. Les autres livres (cela ne concerne pas celui de Didier qui vient de sortir ! wait & see, donc) beaucoup moins, ce qui n’est pas, mais alors pas du tout mérité. D’autant plus que ce n’est pas un effet de mon petit bout de lorgnette éditoriale, je reçois des emails de lecteurs – écrivains ou pas, que je connais ou pas – très enthousiastes.
J’enfonce une porte ouverte, mais tant pis, parfois ça soulage : on a un sérieux problème avec la presse papier. Les espaces classiques diminuent comme peau de chagrin. C’est-à-dire, par voie de conséquence, que la témérité critique diminue également comme peau de chagrin. Moins ya de place, plus on va dans le sens du courant. C’est une sorte de mouvement naturel. Je l’ai même observé à l’échelle de La Revue Littéraire : on (les chroniqueurs) est bien contents qu’elle redevienne mensuelle à partir du mois de janvier car ainsi, on aura plus de place pour parler de livres dénichés chez de petits éditeurs, paraissant en dehors de tout calendrier institué – « rentrée littéraire », « rentrée de janvier »…
Ce n’est donc pas dénué d’une certaine logique : crise du papier = crise du papier
Malgré cette pente, j’observe que certains journalistes que je lis depuis longtemps où d’autres, que je découvre, se battent comme de beaux diables pour lutter contre ce processus. On se sent donc moins seul – autrement dit : ils souffrent du même problème que nous, auteurs et éditeurs – mais numériquement, c’est infime par rapport à la production.
Cette conjoncture a pour conséquence que des livres aussi importants à mes yeux que Mademoiselle de Biche ou Rouge à lèvres sur le plongeoir d’une piscine municipale risquent de passer à côté de leurs lecteurs par simple défaut de visibilité. Ce qui n’est pas sans me déprimer un max car quand on fait ce métier – enfin, j’imagine, c’est mon cas tout du moins – c’est pour créer des rencontres auteurs/lecteurs, pas pour se constituer sa bibliothèque idéale à ressasser sous son plaid… Et pour avoir eu une enfance provinciale très loin de tout milieu littéraire, je sais à quel point il est important d’avoir la possibilité – simplement ça : avoir la possibilité – de tomber sur une information orientant vers un livre qui peut changer une vie, faire prendre une bifurcation, créer un déclic esthétique, ou même simplement passer une bonne journée et c’est déjà ça de pris.
Un exemple personnel assez cocasse : j’ai découvert le travail d’Orlan à 14 ou 15 ans en regardant… Ciel mon mardi. Oui oui, avec Christophe Dechavanne. Elle sortait de l’une de ses opérations performances, le visage encore cerné de bandages comme un buste égyptien, et montrait des reliquaires de sa propre chair. Évidemment, le dispositif était atroce et j’en avais le cœur serré : Christophe Dechavanne brandissait un reliquaire sanglant en s’approchant du public qui poussait des « aaaaah ! », et des « beurk ! »… Bref, le cirque. Mais j’ai été marquée par la détermination de l’artiste, droite comme un i, qui ne se démontait nullement et continuait à expliquer calmement sa démarche. Et évidemment bouleversée de découvrir cette forme d’art extrême qui m’était totalement inconnue. Quand je pense que c’est comme ça que j’ai commencé à faire des recherches sur la performance et l’art action (surtout que 10 ans plus tard, je rencontrais Orlan et travaillais sur son livre paru chez Al Dante ! et tiens, j’avais oublié Le Plan du film séquence 1, dont on entend des extraits sur son site, avec la musique de Tanger – je ne vois pas comment j’ai pu oublier ça, j’ai passé des heures à assembler la jaquette, les disques, le livret, à Romainville…), je me dis que ça vaut le coup de continuer à se démener en tout sens pour faire connaître ce à quoi l’on croit, même si c’est vraiment épuisant – et puis cette impression d’être ouistiti ou danseuse nue…
Je précise que cet état des lieux assez sombre ne concerne pas la radio, qui demeure, me semble-t-il un espace ayant la possibilité de prendre des risques et de défendre ses choix. Quant à la télévision, je l’ai évoquée ci-dessus… J’exhorterais volontiers n’importe quel animateur télé à inviter Manuel Joseph, Dominiq Jenvrey, Marie Frering… Sans doute un moment difficile à passer pour eux, mais sait-on jamais ce qui se passe de l’autre côté du miroir…
Heureusement que l’effervescence du net compense la donne et j’ose espérer que cela sera un mouvement croissant. Outre les sites littéraires, je découvre régulièrement de nouveaux blogs offrant leurs enthousiasmes de lecture, et c’est terriblement exaltant (je ne les cite pas tous, j’en oublie toujours ! et après je me fais disputer). J’aurais donc dû plutôt intituler ce billet : « Jeunes gens, soyez lecteurs et faites-le savoir ! » car c’est cette fonction de partage qui importe, hors mode. La sincérité et la passion. Le reste n’est que toile de fond de crise économique et temps qui passe. Soyons souverains et fous !
Orlan, Le Baiser de l’artiste, 1977 (œuvre que l’on peut voir au Frac des Pays de la Loire).
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