Stéphane Legrand a plusieurs vies. Il est philosophe spécialiste de Foucault et écrivain de fictions, parisien d’origine – ou presque – et récemment toulousain, dandy solipsiste et membre du collectif Inculte, fan de Parménide et de Buffy contre les vampires. On dit qu’il a été patron de bar en Transylvanie et qu’il aime les costumes trois pièces gris et le Jack Daniel’s.
Il a publié : Les Normes chez Foucault (PUF, 2007) ; un roman sur Phil Spector avec Sébastien Le Pajolec : Lost Album (Inculte, 2009) ; Esquisse d’une contribution à la critique de l’économie des savoirs, un essai polémique avec Guillaume Sibertin-Blanc (Le clou dans le fer, 2009) ; Le Dictionnaire du pire (Inculte, 2010) ; Le Plaidoyer pour l’éradication des familles (Inculte, 2011) ; et vient de paraître : Styx Express (Gallimard, coll. L’arpenteur, mars 2012). Parmi ses multiples interventions en revues et collectifs, on peut citer ses textes parus dans Écrivains en séries saison 2 (Laureli/Léo Scheer, 2010) sur les séries Dollhouse (avec Éléonore Feurer), Dr. Horrible’s Sing-Along Blog, The Big Bang Theory et Profit.
On l’a découvert avec bonheur et le Dictionnaire du pire, pouffant allégrement devant des Parisiens usagers de la RATP, médusés, qui parvenaient presque, par capillarité – eh oui, la ligne 4 aux heures de pointe – à esquisser un rictus qui ressemblait à un sourire. Exploit s’il en est. Démonstration :
« … Cigarette, nf. : Portion de tabac roulée dans du papier très fin, qu’on propose avant leur exécution aux adolescents révolutionnaires du tiers-monde pour leur faire regretter le cancer du poumon dont ils auraient pu crever à quatre-vingt-cinq ans s’ils étaient nés à Miami.
(…)
Endive, nf. : Instrument qui était utilisé en lieu et place du pal avant la découverte du concept de pitié (voir Concombre). L’endive est la chicorée des jardins : cichorium endivia, et sa vertu comestible a été découverte, longtemps avant notre ère, par un individu dont le nom a été oublié – mais où que tu sois, salopard, on finira bien par te trouver.
(…)
Enfer, nm. : Lieu dans lequel on envoie après leur mort les cyniques, les joueurs, les hédonistes et les filles faciles, mais non point les bigotes, les philanthropes, les simples d’esprit et les infirmes. Que Dieu me donne la force de faire le mal !
(…)
Poésie, nf. : Mode d’expression détourné de la pensée par lequel un individu d’une grande laideur physique essaie de détourner la pensée d’une femme vers les régions célestes tout en essayant pendant ce temps de lui ôter discrètement sa culotte.
(…)
Quiproquo, nm. : Confusion malencontreuse et d’effet comique entre plusieurs personnes ou problèmes d’ordres différents, qui résulte généralement dans l’invasion de la Pologne… »
Ah, il faut toujours se faire violence pour ne pas recopier l’intégralité du livre en tentant d’en conserver ses morceaux choisis… Balayons tout de suite un écueil que pourrait suggérer à des esprits tatillons ou mal lunés l’exposé de ces extraits sortis de leur contexte : il ne s’agit pas là de posture générationnelle – ou alors la génération est devenue intelligente, tout à coup – mais bien d’une position d’élocution somme toute indémodable entre désabusement et drôlerie. Le Dictionnaire du pire résume l’ignoble civilisation qui nous tient en otages, les paradoxes du cœur humain… dans une structure binaire qui alterne définitions – comme celles reproduites ci-dessus – et passages narratifs. Une dualité formelle plus ou moins reprise et modifiée dans le Plaidoyer pour l’éradication des familles où le narrateur étaye précisément l’argument contenu dans le titre tandis que nous est racontée son histoire – qui le mène d’une tuerie à une communauté révolutionnaire qui ressemble fort à un hôpital psychiatrique.
De façon absolument non chronologique, on a lu sur le tard Lost Album – a Phil Spector Production, nouveau monument profus nourri de musique où la phrase cavalcade entre deux délires grandiloquents des personnages, qui expérimente des gabarits non conventionnels et, invoquant l’icône, dit la nature et la culture, le manque et l’amour, la note et le rythme. Pris dans les coups de théâtre et les feintes de ce monde trop californien pour être autre que pastel, sucré et défoncé, on ne lâche pas l’aventure, attendant l’épilogue annoncé par la dernière piste : « Jesus Came From Outer Space »…
Styx Express passe en mode polar. On y suit les pérégrinations d’Étienne Celmare, écrivain méconnu que le reste du monde s’emploie à nommer « raté », surpassé par son Frankenstein personnel : le pseudonyme « Stéphane Legrand » qu’il avait créé pour produire de tristes romans rentables semble avoir pris vie sous la dommageable forme d’un cadavre encombrant… Un malheur arrivant rarement autrement qu’en troupe surarmée, la mafia ukrainienne, une ex qu’on n’oublie pas, une amie chère en fauteuil roulant, un éditeur qui manque à l’appel et diverses autres joyeusetés viennent former une équation complexe détaillée avec verve dans ce mélange, vous l’aurez compris, si particulier et délectable, d’humour et de désespoir.
Mais laissons la parole* à Stéphane Legrand.
Laure Limongi
* Entretien réalisé par Laure Limongi paru dans La Revue Littéraire n° 53 aux Éditions Léo Scheer.
L.L. : Stéphane, j’aimerais bien vous vouvoyer, comme sur France Culture, je pense que le lecteur appréciera, cela ne te dérange pas ?
S. L. : Pas du tout, si le lecteur apprécie. Le lecteur, par définition, achète les livres, donc c’est un client et le client est roi. Et puis je ne voudrais pas que les gens pensent qu’on se connaît.
Le Lost Album est consacré à la figure polémique de Phil Spector ; pourquoi l’avoir choisi parmi toutes les possibilités déjantées du rock’n’roll ?
Diverses raisons. D’abord, même s’il n’est pas la seule possibilité, en effet, il se situe néanmoins à une position très élevée dans la hiérarchie de la déjante. Ensuite, il s’agit d’un producteur et pas d’un musicien, donc plutôt d’une figure de l’ombre ; il est censé être du côté de ceux qui tirent les ficelles, qui orchestrent la petite musique du monde. Or c’est un thème qui m’amuse, et qui revient de manière assez récurrente dans ce que je fais : l’idée que ce sont les puissances supérieures qui, non pas sont devenues folles, mais délirantes, incompétentes, grotesques et maladroites : elles nous broient quand même, mais avec gaucherie, en s’y reprenant à plusieurs fois parce que ça glisse. D’autre part, cela permettait de jouer d’un effet d’identification de l’auteur (des auteurs en fait, puisque j’ai coécrit ce roman avec mon ami Sébastien Le Pajolec) et du personnage central – nous avons essayé d’imaginé que le livre était écrit/composé par Spector lui-même, et symétriquement il y a une ou deux figures dans le texte qui sont clairement une projection de moi. Ce n’est pas vraiment réussi d’ailleurs, mais j’aurais voulu une circularité où j’écris Phil Spector et où Phil Spector m’écrit, que ça tourne quoi, comme un microsillon. Enfin, et il s’agit d’une considération plus pragmatique, Spector est très peu connu en France, et contrairement à ce qui aurait été le cas avec d’autres virtuoses de la déjante, comme John Cale par exemple, l’immense majorité des lecteurs ne peut pas savoir si telle histoire relève de la pure invention ou du fait avéré (les plus démentes sont les secondes naturellement). Je n’avais pas songé que ce n’était pas forcément hyper pertinent sur le plan commercial. Oups.
Le Lost Album est organisé, justement, comme un album avec dix parties/pistes ; où est le morceau caché ? Ou quel serait-il ?
À mon sens, le hidden track, ce serait le livre lui-même. Je m’explique. Une autre des raisons qui rend la figure de Spector passionnante comme matière romanesque, c’est l’effet de contraste incroyablement violent qui existe entre les chansons à (énorme) succès qu’il produisait, des teenage pop songs inoffensives aux paroles de niaise romance, de bluette inconséquente et légère, et l’incroyable violence/folie/noirceur paranoïaque du personnage lui-même. Comme s’il était à la fois la face visible, éclairée, solaire et souriante de la jeunesse américaine (cette jeunesse qui est d’ailleurs à la fois un produit et une cible marketing qui s’invente à cette époque en Amérique, dans les années soixante donc), et la face sombre qui sous-tend tout cela, la folie qu’il y a dans les rires d’enfants, les pulsions terrifiantes et les torrents d’hormones qui ruissellent sous la timide déclaration d’amour du puceau à la vierge, la pulsion capitaliste mercantile aussi qui anime l’industrie de l’insouciance et de l’extase. En ce sens, je me suis pas mal diverti à moduler le thème du portrait de Dorian Gray : Spector, c’est le portrait, planqué loin des regards, et qui pourrit et se recouvre lentement d’ordures pour préserver, à la surface et sous les regards, le fantasme de l’éternelle jeunesse et de la beauté incorruptible – the American teenager, qui danse. Et c’était parfait, c’était juste parfait, car il se trouve que le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde était aussi la principale référence retravaillée par Brian de Palma dans Phantom of the Paradise mettant en scène le méphistophélique et faustien Swan, dont le modèle explicite était, je vous le donne en mille : Phil Spector.
Le livre voulait être la remontée à la surface de la face cachée, le portrait qui (comme à la fin du livre de Wilde, un beaucoup plus grand écrivain qu’on ne le croit soit dit en passant) fait retour sur le visage même dont il est la copie, la persona qui dévore la personne (pour faire chic et latin), oui, ou comme les égouts bien crasseux et pestilents qui débordent et noient une petite banlieue bien proprette. C’était trop ambitieux pour un premier roman, surtout greffé sur ces choix formels compliqués que nous avions faits.
Ce livre semble donner une vision transversale de vos goûts musicaux mais pourriez-vous nous en dire plus ? Qu’aimez-vous comme musique ? Est-elle un élément important de votre vie et de votre écriture ?
Un élément crucial même. Pas seulement parce que j’en écoute tous les jours, mais à un niveau biographique plus précis : rock’n’roll saved my life. Plus sobrement, c’est le fait de me mettre à écouter un certain type de musique (disons, jeter mes disques de Goldman et acheter mon premier CD de Joy Division) qui m’a fait lire, en réalité. Processus assez banal : Robert Smith m’a fait lire Camus, puis Morrissey m’a fait lire Wilde, et ensuite comme vous le savez, c’est l’engrenage. Inéluctablement, on finit dans sa chambre toute la journée à bouquiner Hegel en écoutant des concerts pirates d’Echo and the Bunnymen au New Morning. La pente fatale. On ne s’intéresse plus au football, à la télé et aux filles (cela dit, les filles m’ont bien aidé à ne pas m’intéresser à elle, en prenant les devants – qu’elles en soient remerciées), on décide à quinze ans qu’on sera écrivain, fauché, alcoolique et dandy, c’est pathétique. Ensuite, évidemment, on le fait. C’est encore plus pathétique.
Pour l’influence sur mon écriture, j’ai plus de mal à répondre. Il y a des effets d’utilisation consciente. Par exemple, j’insère souvent dans mes phrases des morceaux de tels ou tels lyrics, traduits, et je me suis même amusé à pousser ça assez loin dans le Lost Album (il y a un chapitre qui est constitué presque à cinquante pour cent d’un collage de titres de chansons produites par Spector. J’imagine qu’il y a pas mal d’action inconsciente aussi.
On trouve dans Lost Album une énergie d’écriture qui certes, vous est propre, mais qui m’a aussi fait penser à l’univers de Lester Bangs. A-t-il été une inspiration ou tout du moins un souvenir complice ?
Réponse brève : vous n’auriez pas une certaine compétence comme lectrice et comme écrivaine, je veux dire à titre professionnel ? Il se trouve que quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, un ami m’a tancé : « Quoi, tu veux écrire sur le rock et tu n’as jamais lu Lester Bangs ! Tu te fous de la gueule de qui ? » J’ai découvert et dévoré Lester, précisément à ce moment-là. J’imagine qu’il a dû en passer quelque chose.
Le Dictionnaire du pire s’inspire du Dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce ; est-ce un ouvrage crucial pour vous ? Un prétexte formel ?
Les deux. Un prétexte formel parce que je l’ai écrit à un moment où j’étouffais dans la rédaction d’une thèse universitaire très « sérieuse » et où j’avais besoin d’air, d’autres plages d’écriture – et si possible où je puisse vomir tout ce que signifiait la vie que j’avais en parallèle (je ne rentrerai pas dans les détails biographiques, peu passionnants et ineptes). Sauf que je venais d’achever puis de mettre à la poubelle (pour cause de nullité ostentatoire) un roman de six cents pages et que je n’arrivais plus à recommencer. Le Dictionnaire est littéralement le seul livre que j’étais capable d’écrire à ce moment-là : par à-coups, brèves remontées stomacales, sporadiques expectorations de bile.
Cela étant, Bierce est aussi un auteur que j’admire beaucoup, et le Dictionnaire du Diable est le livre qui a achevé de me convaincre que l’humour n’était pas seulement un assaisonnement agréable dans l’écriture, mais pouvait constituer une forme artistique de plein droit. On parle constamment de l’inimitable humour anglais. Et je ne le dédaigne pas, loin de là. Mais il y a une puissance, une énergie, une violence incroyable dans l’humour américain. L’un des grands héritiers de Bierce, par exemple, c’est le stand-up comedian George Carlin. Et de vous à moi, Carlin ça vaut bien Philip Roth.
Vous avec une façon très particulière de mélanger noirceur fondamentale et drôlerie permanente ; le chemin est toujours tragique mais le pas qui l’emprunte primesaute. Avez-vous trouvé un équilibre formel dans ce déséquilibre ?
Disons que j’aimerais bien y arriver un jour. Si je pouvais utiliser sans éclater de rire l’expression « mon ambition artistique », eh bien ce serait ça. Ce que Céline appelait le « plan Shakespeare », quelque chose comme le grotesque en surplomb des abîmes, le sourire au bord du gouffre. Faire en sorte que le désespoir et le comique coexistent sans se contredire, mais au contraire se renforcent, se nourrissent l’un de l’autre et à la limite deviennent indistinguables. Idéalement même : ajouter le lyrisme (le lyrisme amoureux bien sûr, les oiseaux et les pâquerettes, je m’en fous bien). Je m’imagine une sorte de triangle équilatéral noirceur-drôlerie-lyrisme, et il faudrait viser le centre de gravité. Pour le moment je longe les bords, en titubant un peu.
Dans Styx Express, on peut lire « Quand Étienne Celmare compte fleurette, c’est généralement des pissenlits ». Désolée de vous faire le coup d’Éros et de Thanatos mais en vous lisant, on les sent vraiment inextricables… Ne pourrait-on imaginer que Thanatos prenne son temps à la piscine tandis qu’Éros s’adonne aux roses tranquillou ? Enfin, au moins un temps, je ne sais pas, deux trois heures, deux trois jours… deux trois mois… ?
On serait mort. Noyé au fond de la piscine en question, certainement en marbre rose, auprès de laquelle l’autre enflure sirote son Daïquiri. J’entends par là que l’existence ne se conçoit pas indépendamment de l’effort, constant, acharné et épuisant de résistance à la mort, à tout ce qui meurt et (surtout) s’efforce en permanence de mourir en nous. On n’est vivant que de résister à la pulsion de mort. Un médecin de la fin du dix-huitième siècle, Bichat (d’ailleurs mort à trente ans) est célèbre pour la très jolie formule : la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Ce qui veut dire également que l’on vit de notre mort, ou du moins contre elle, au sens de l’opposition certes, mais aussi tout contre, comme on le dit de deux amants blottis.
Je pense que ça vaut, au tout premier chef, de l’écriture. Elle est l’une des fonctions majeures qui résistent à la mort, en l’empoignant, comme Jacob et son ange, et puis en l’enlaçant, comme Tristan et Isolde. Moi, je le précise, je n’en suis pas là. Chez moi pour le moment, c’est plus Bouvard et Pécuchet.
Vous aimez dédoubler la figure de l’auteur avec des variations : Sebastian Nagy dans le Lost Album, le théoricien du Plaidoyer pour l’éradication des familles, mais surtout Étienne Celmare, une sorte d’alter ego amplifié d’écrivain, aggravé, redessiné, en un mot un antihéros brouillant les pistes de la figure du narrateur et de la tonalité du texte. Construisez-vous un système dans lequel cette figure de narrateur serait le dénominateur commun ?
Oui, tout simplement. Le plus gros de mon travail formel, en termes de construction aussi bien que de style, est là : organiser un système d’échanges, de brouillages, de circulations, de renvois et de miroirs entre les différentes instances de l’écriture : l’auteur, le narrateur, le(s) personnage(s), le tissu même du texte. Et vous avez raison : entre mes différents livres aussi. Celmare (dans Styx Express) est une variation (copieusement développée) sur Nagy, qui apparaît dans le Lost Album (Celmare et Nagy veulent d’ailleurs dire la même chose, respectivement en roumain et en hongrois). Le narrateur du Plaidoyer cite en une occasion un livre d’Étienne Celmare (qui existe d’ailleurs, et que j’avais bien publié sous ce pseudonyme), en une autre occasion un article universitaire « sérieux » que j’avais cosigné sous mon vrai nom (mais il ne mentionne que mon cosignataire), etc.
J’utilise cette pratique, je crois, pour deux raisons principales.
La plus psychobiographique : l’influence de Nabokov, qui m’a littéralement obsédé à une époque ; l’influence échiquéenne, celle des toiles d’araignées reflétées dans des miroirs reflétées dans quelque chose qu’on croit être un miroir et qui en fait est un miroir peint en trompe-l’œil sur un mur. Il y a une jouissance purement intellectuelle là-dedans. Et je crois qu’il faut redorer le blason, et même chanter les louanges de la masturbation intellectuelle. Qu’est-ce que les gens ont donc contre la masturbation intellectuelle, pour en faire systématiquement une épithète infamante ? On peut se faire jouir tout seul, sans embêter personne, au moyen de la simple stimulation d’un de ses organes. Et, via l’écriture, on peut offrir la possibilité à qui le souhaite de faire de même. C’est comme une partouze cérébrale où personne ne se touche. Moi je trouve ça merveilleux.
La plus anecdotique : je m’amuse tellement à compliquer toutes sortes de choses que le lecteur le plus assidu, même en me connaissant personnellement et par cœur, n’en « attrapera » jamais qu’un dixième au plus. Je trouve cette idée réjouissante. Comme ces architectes baroques qui plaçaient des statues, artistement et minutieusement travaillées, dans des recoins inaccessibles de leurs églises ; des œuvres sur lesquelles l’artiste aura sué des heures et que nul ne verra jamais. ça a quelque chose de touchant qui me donne le sourire.
Dans vos livres se dessine une certaine image de la femme. Pas vraiment flatteuse, dira-t-on. Le Dictionnaire du pire : « Boucles d’oreille : Partie de l’épouse qui remue durant le coït. » Styx Express : « [La femme moderne] ne boit pas mais préfère dire qu’elle s’hydrate. Elle ne bronze pas au soleil de la Côte d’Azur : elle synthétise de la vitamine D. Ce n’est pas qu’elle baise, regardez mieux, en fait elle régule sa sécrétion d’hormones. Sans doute cherche-t-elle à vivre sa vie à la manière d’une plante ou d’un minéral. Elle ne met plus d’enfants au monde, mais entame de nouveaux chemins de vie axés sur la parentalité. Elle ne sourit pas, elle préserve le tonus de ses muscles faciaux… » La femme de vos livres est-elle forcément « le seul bien de consommation susceptible de s’autoconfisquer à son propriétaire » ? (Le Dictionnaire du pire). Ne pourrait-elle pas être un homme comme un autre ? Et si Stéphane Legrand délaissait un jour Étienne Celmare pour choisir un alter ego féminin ?
ça lui est arrivé, mais ça se termine généralement dans la dépression, de sérieux ravages sur sa santé mentale et hépatique, et l’écriture d’un livre sur la perte, le pire, l’éradication ou une rivière des Enfers… Oh ! par alter ego vous ne vouliez pas dire une compagne, mais un narrateur féminin. Pardon. Eh bien, ça me tenterait, mais je ne sais pas si j’en aurais le talent, tout simplement. ça m’apparaît comme une entreprise effroyablement difficile, je ne saurais trop dire pourquoi. En tout cas, si je le fais un jour, elle sera aussi féministe que le narrateur du Dictionnaire (je vois le livre comme un roman, avec son narrateur imaginaire) est misogyne, aussi impériale que Celmare est veule, aussi triomphante que tous mes personnages échouent (ce qui précède n’est pas une faute de syntaxe, étant un écrivain j’ai le droit d’appeler ça une anacoluthe, c’est un des rares privilèges du métier). En fait, c’est ça. Ce n’est pas que j’ai du mal à me mettre dans la peau d’une femme, c’est que j’aurais du mal à trouver la voix d’un personnage droit, impérial et triomphant.
Une autre chose cependant. Je ne cherche surtout pas à donner une image de la femme. Mes narrateurs sont souvent misogynes ; à titre personnel, je suis on ne peut plus féministe, et la misogynie, en tant que pensée ou pseudo-théorie, me répugne au plus haut point. Mais la littérature est une affaire d’affects, pas de concepts. Celmare par exemple, dans Styx, est tout bonnement un connard et un lâche sur ce point : incapable de faire son deuil d’une femme, il les méprise toutes, ou du moins les traite mal, pour pouvoir mieux se mépriser lui-même. Si mes livres, en somme, ne sont pas ouvertement féministes, c’est qu’à mes yeux la littérature ne doit rien prôner, au contraire l’écriture doit prendre sur soi tout ce qu’il y a de plus bas et dégueulasse dans la poitrine humaine. C’est comme ça, c’est une idée.
Le Plaidoyer pour l’éradication des familles mêle une trame narrative et des considérations théoriques ; pourquoi avoir choisi cette forme, ce battement entre fiction et essai ?
Je vais faire une réponse un peu triviale : parce que je n’avais jamais essayé. Tout ce que je fais en tous cas – et je m’en rends compte en fait en réfléchissant à votre question – a à voir avec le mélange, le mixte, la confusion, le brouillage des limites (et en dernière instance – pardon cela va sonner à la fois ridicule et prétentieux – la frontière entre moi et le texte : je voudrais pratiquer l’écriture comme une entreprise de désubjectivation, de dissolution du moi, je voudrais in fine me glisser dans le trou de souris de l’o central du mot « mot » et disparaître pour de bon, parce que le monde me faire terriblement peur, il est grand, bruyant et probablement mal intentionné, et les gens sont bizarres, ils vous regardent avec des yeux cruels – fin de l’épisode pathétique).
Ce que j’écris, quoi qu’il en soit, relève toujours de l’hybridation, c’est-à-dire en dernière instance de la monstruosité (la monstruosité, c’est la transgression des frontières naturelles, le mélange de ce qui ne doit pas se mélanger, l’homme et l’animal, le masculin et le féminin, les individus, dans le cas des siamois, ou encore la vie et la mort). Le Lost Album, c’est la musique et l’écriture. Le Dictionnaire, c’est l’aphorisme et la fiction, ou encore le sarcasme et le lyrisme. Le Plaidoyer, c’est l’essai et le roman. En somme, je suis à la recherche, en tâtonnant pas mal, d’une écriture monstrueuse. Là encore, j’en suis loin. Mais vous connaissez la formule. Fail again. Fail better. (Tiens, une belle monstruosité ça aussi : la réussite dans l’échec).
Dans Styx Express – et en tâchant de ne pas spoiler, exercice toujours périlleux ! –, il y a une mise en abyme multipliée façon matriochka (il faudrait d’ailleurs plutôt inventer le terme de patriochka) : Étienne Celmare – poète maudit, brillant cynique, alcoolique décharné – est le héros du livre mais on y lit également les aventures d’un certain Stéphane Legrand, écrivain à succès, dont l’un des manuscrits s’intitule Styx Express… À travers ces jeux de miroir, vous créez une intrigue palpitante qui marque un tournant après vos livres précédents. Pourquoi avoir choisi cette fois une veine policière ?
Pour des raisons principalement techniques. Ce que je voulais dans ce livre, avant toute autre chose, c’était fabriquer une voix, rien de plus. Une manière très spécifique de percevoir le monde, de lui répondre, de le ressentir. Et, très simplement, je savais que j’avais besoin d’une forme longue. J’avais besoin de poser le narrateur dans des bars, de le faire beaucoup boire, de lui faire rencontrer des femmes et passer du temps juste assis à côté d’elles à leur parler ou à les écouter, avec une petite fille aussi. Cinq cent pages comme ça, la chose menaçait d’être d’un ennui franchement morbide. J’avais besoin d’une colonne vertébrale, et celle du polar était parfaite. Elle me permettait idéalement de travailler sur cette « entreprise de désubjectivation » dont je parlais (en fait, la formule est piquée à Michel Foucault), d’une manière dont je ne peux pas trop parler pour éviter de spoiler en effet ; elle me permettait de jouer avec une thématique que j’évoquais précédemment, celle du tragique dévergondé, des forces du destin devenu dérisoires et grotesques.
Autre raison pour le choix de ce genre, la principale à mes yeux. Un polar, par définition, ça commence presque toujours par un cadavre. Il y a un corps par terre et on se demande ce qui a bien pu l’amener là. En un sens, donc, le polar, c’est une affaire de deuil. Comment est-ce qu’on se débrouille avec la mort, comment on la comprend, l’explique, la rationalise, et donc comment on vit (ou pas) avec ? Or, ce bouquin, il commence avec un corps inerte, lui aussi, avec un trépassé, mais c’est le narrateur. Il se sent mort. Il a l’impression d’être le seul à s’en être rendu compte, mais il est mort. Ou, pour le dire mieux, ce serait comme un négatif de la mort en fait (je l’entends au sens photographique) : s’il se vit comme mort, ce n’est pas parce qu’il a disparu tandis que le reste du monde demeure, c’est l’inverse, il ne comprend pas le fait qu’il soit toujours là, hagard et hébété, inexplicablement existant, alors que le monde, son monde, l’univers entier a disparu – s’est effondré, est en ruines. En poussière de ruines.
Et puis, tout bêtement, je suis un grand lecteur de polar, je ne voulais pas mourir sans en avoir écrit un, ou du moins quelque chose qui y touche.
Dans Styx Express, il y a aussi une terrible et implacable histoire d’amour entre le narrateur, Étienne Celmare, et son Iris. La prunelle de ses yeux, la valvule mitrale de son viscère rouge, le glaçon de son whisky, le caillou dans sa chaussure, bref, son tout son toi. Y a-t-il selon vous un effondrement nécessaire – et si possible sentimental – à la genèse de toute œuvre digne de ce nom ?
C’est peut-être triste à dire, mais oui. J’ai du mal à concevoir une écriture qui ne se déroule pas sur le fond d’un naufrage. J’aurais encore plus de mal sur ce thème à ne pas me référer à un grand livre, celui de Mathieu Larnaudie (c’est un ami, mais ça n’empêche pas son livre d’être grand) : Les Effondrés, un livre sur la crise économique certes, mais surtout sur l’effondrement d’une idéologie, c’est-à-dire d’un langage et peut-être du langage ; c’est un livre dont les phrases interminables et envoûtantes n’en finissent pas de dire l’impossibilité de parler, et qui a en ce sens quelque chose de beckettien, justement parce qu’il n’écrit pas du tout comme Beckett.
En revanche, je ne dirais pas que cet effondrement doit être si possible sentimental. Dans le cas de Styx, c’était appelé par la logique interne du livre. Il s’agissait de faire parler le narrateur depuis l’autre côté de la mort (le titre renvoie d’ailleurs à cela, le Styx est dans la mythologie l’un des fleuves des Enfers), mais il fallait que cet au-delà soit lamentable : ce type est mort, à lui-même et au monde, il a de la mort ou de la terre dans les yeux, la bouche et les oreilles, mais pourquoi ? parce que sa gonzesse l’a largué. Je pourrais le dire en sens inverse : je voulais que ce soit un pauvre type, ce Celmare, mais un pauvre type magnifique.
Ce qui est rigolo, c’est que j’ai écrit pour l’essentiel et achevé ce livre joyeusement, en étant amoureux et plein de projets d’avenir. Ensuite naturellement, n’est-ce pas, l’existence fait son travail. Après l’avoir écrit, je l’ai vécu. C’est vraiment très rigolo.
Dans Styx Express, deux personnages portent des noms de fontes : la voisine cauchemardesque Madame Garamond « soixante-dix printemps d’acrimonies macérées dans le whisky, quatre-vingt dix kilos d’indifférence prononcée à tout ce qui n’est pas sa maladie la plus récente » et un sous-fifre éditorial, Anatole Arial, pleutre et fade, en un mot dispensable… Vous avez un problème avec les garaldes et les linéales ? Ou bien est-ce une nouvelle touche de mise en abyme ?
Oui, c’est tout à fait ça, une petite touche de mise en abyme. Pas la plus fine d’ailleurs, elle est très potache, mais j’aime bien cultiver une certaine désinvolture relativement aux critères du bon goût. Cela contribue en tous cas à suggérer quelque chose qui est au cœur du personnage : il vit dans un monde qui est beaucoup moins fait de choses que de mots, les mots qu’il a lus, son univers est une projection de sa bibliothèque, de son overeducatedness pour citer Wilde (disons sa « suréducation » ou « éducation excessive »). Quand il interagit avec des gangsters, il s’efforce de mettre en application les principes qu’il a tirés de sa lecture des pulp fictions américaines, son amour, il le vit à travers sa lecture bien trop maniaque de la poésie lyrique du Siècle d’or espagnol, son côté désinvolte et cynique, je me demande s’il ne le mime pas d’après certains écrivains de droite que je le soupçonne d’avoir lus en cachette. ça n’apparaîtra sans doute pas à la lecture du livre, mais j’avais en tête deux modèles : le Humbert Humbert de Nabokov et Don Quichotte, qui sont des figures idealtypiques de la confusion entre les livres et la vie. C’est ce qui fait la beauté déchirante de la fin de Lolita, lorsqu’il retourne la voir, elle s’est mariée à un type médiocre, évidemment prénommé Dick, elle est enceinte, vieillie et banale, elle n’est plus en rien la nymphette qu’il avait fantasmée à partir d’un poème de Poe, de la Laure de Pétrarque et de tout ce qu’on voudra, elle est juste, tout d’un coup, un petit morceau de réel, c’est-à-dire de laideur et de grisaille, mais il l’aime encore ; il l’aime tellement qu’il l’aime encore. Toute la fantaisie cruelle et détachée qui précède, typiquement nabokovienne, ces jeux de miroirs savamment orchestrés entre la vie et la littérature, le réel et la fiction, tramés avec l’arrogance indifférente de l’aristocrate russe qu’il était, ils ne valent que pour cette soudaine percée du réel, et de quelque chose qui est vraiment de l’amour. Pour ce it was love at first sight, at last sight, at ever and ever sight. J’aimerais tellement réussir à faire un truc pareil.
Je crois que je me suis un peu éloigné de la question.
Styx Express est un roman d’aventure aux accents policiers ; mais en même temps, c’est une mécanique exhibant ses rouages : un roman en train de s’écrire qui souligne une décision formelle par ici (passer au passé), un repentir par là… Dans un passage du livre, vous évoquez le fait que chez certaines personnes, le squelette apparaît au gré d’un sourire… Pourquoi montrer le squelette (tout du moins, l’ébauche d’articulations) de votre livre ?
ça me fait très plaisir que vous ayez vu ça. Oui, j’ai quelques passages où je décris une sorte d’anamorphose, le narrateur se met à voir à travers le sourire d’un personnage, à partir des dents qu’exhibe le sourire, l’ensemble du squelette qui les prolonge, le calcaire qui nous fait tenir debout et qui nous survivra. Cela condense pas mal des thématiques que j’aime tripoter et dont nous avons parlées. Et en effet, c’est un motif que j’essaie de beaucoup moduler, y compris sur un plan assez formel, par exemple ces sortes de didascalies ou de consignes d’écriture que le narrateur se donne à lui-même tout en écrivant – il s’écrit comment écrire, mais comme c’est moi qui écrit ce qu’il écrit, sa méta-écriture devient mon écriture (la phrase qui précède, chers lecteurs, vous est offerte par le système français des classes préparatoires littéraires : non, vos impôts ne servent pas à rien). Dans ma manière de faire, je crois qu’il ne s’agit pas seulement (bien qu’il s’agisse naturellement aussi) de l’influence de divers écrivains contemporains, mais que cela touche à cette forme d’intériorité de la mort à la vie, et donc à l’écriture, que nous évoquions tout à l’heure. Le narrateur est comme un mort vivant, il se vit comme un mort : le texte aussi, et donc il exhibe son squelette.
Vos livres, et plus particulièrement Styx Express, dressent un tableau de l’existence difficile de l’écrivain non marchand, ainsi qu’on pourrait le nommer (pas Marc Levy, quoi). Clochard céleste, absolument cynique et fascinant, absolument encombré de son ego qui prend tant de place, étant si dénigré, imbibé du soir au matin pour flouter le réel. Est-ce un prisme de la réalité ? Une satire du milieu ?
Une satire du milieu, non. Il y a de fait dans Styx Express quelques éléments de cette satire, mais qui toucheraient plutôt à la dimension exploitation-mercantile-de-la-littérature-ça-pourrait-être-des-pommes-de-terre-il-se-trouve-que-c’est-des-mots. Je l’aime bien d’ailleurs ce personnage, clochard qui essaie d’être céleste sans vraiment y parvenir, ou un peu, ou par moment, exhibant son ego hypertrophié dans une autodérision et une autodépréciation pitoyablement transparentes. Hum… je relis ce que je viens d’écrire, et je crois que la réponse s’impose : prisme de la réalité.
Et Dieu dans tout ça ?
À mon avis, il est mort. Dans le meilleur des cas, il se drogue.
Il y a, par petites touches, une pensée du prolétariat dans Styx Express, des souvenirs des promesses d’horizons roses et bleus – évidemment désenchantés : « Le prolétariat qui était censé nous conduire à la grande libération, ces forces qui devaient se lever, jeunes et enthousiastes, dans un matin embrasé. C’était bien mal connaître le bestiau. Baveux nous sommes et nous le resterons, humbles, démunis et silencieux. » Croyez-vous toujours à une possible efficacité des puissances collectives – portant à gauche, bien sûr ?
Oui, et bien des choses, bien des mouvements absolument contemporains nous démontrent qu’on aurait bien tort de ne plus y croire. À titre personnel, j’aime autant le dire le plus simplement du monde, je suis communiste – au sens où Alain Badiou parle d’une Hypothèse communiste, disons pour aller vite une virtualité de création d’un vrai commun qui n’est évidemment la propriété d’aucun parti ou d’aucune idéologie ou d’aucune histoire officielle (n’est-il pas question, d’ailleurs, d’abolir la propriété ? faudrait-il croire que le communisme est l’abolition de toute propriété sauf d’une : la propriété du communisme lui-même, qui appartiendrait de plein droit aux partis ou aux mouvements qui se sont dits communistes ?), et qui s’est trouvé instanciée, qui a trouvé son site, dirait Badiou, en des lieux et des moments extrêmement divers de l’histoire, allant de l’Église chrétienne primitive jusqu’à certaines composante du printemps arabe.
En ce qui concerne Étienne Celmare, je pense qu’il a été communiste lorsqu’il était plus jeune, mais qu’il n’y arrive plus. Il est fatigué, égocentrique et un peu couard.
Est-ce que vous pourriez écrire un roman joyeux, optimiste – un peu comme on choisit d’écrire une pièce de théâtre (avec ses codes et ses didascalies) ou pour la jeunesse ? Ou bien le désespoir est-il le moteur de votre écriture ?
Je crains que ça ne soit le cas. Je crois que je suis un écrivain triste. Et il m’arrive de penser que si je n’étais pas un écrivain triste, je serais un type encore plus rasoir dans la vie courante. Je vais vous avouer une chose très humiliante : il y a quelque temps, j’ai été heureux. Il y avait une personne qui m’y aidait (normalement c’est très difficile et il faut s’y mettre à plusieurs, mais elle avait du coffre), et je lui avais promis que dès que je me sentirais assez de talent, j’écrirais un livre qui serait sur trois cents ou quatre cents pages, purement et simplement l’histoire de deux personnes qui n’ont pas d’autre occupation que d’être heureux. C’était une niaiserie évidemment, et, par souci de la chose littéraire, elle a pris les mesures nécessaires pour que les belles-lettres n’aient pas à pâtir de mon entrain inopiné. Plus sérieusement, je me demande s’il est possible d’écrire depuis une position subjective qui n’ait pas quelque chose à voir avec le malheur. Attention, je sais bien qu’il existe des écrivains joyeux. Je pense par exemple à Arno Bertina, dont chaque ligne exsude la jouissance d’écrire, et une jouissance saine, libre, pas la jouissance mesquine de la cruauté et du sarcasme, comme chez moi. Mais si on lit les plus grands livres d’Arno (mettons Anima Motrix et tout récemment Je suis une aventure, qui est un chef d’œuvre), on y retrouve aussi, très différemment et avec beaucoup plus de talent bien sûr, cette lutte à mort de la vie contre la mort, du mouvement contre le squelette/la statue qui vous gagne, de la danse contre la pétrification, de l’ivresse contre la réalité. Or (il ne dirait sans doute pas ça mais tant pis), on sait bien qu’à la fin, c’est la mort qui l’emporte. The house always wins. Je me demande bien qui pourrait écrire sans savoir ça, sans le savoir jusque dans ses os. Justement.
Pourrait-on vous appliquer strictement cette citation de Styx Express ? « Mais, en définitive, l’impossibilité d’assigner à Étienne Celmare une position morale déterminée est une position morale déterminée : la critique en acte d’un monde qui rend impossible ou dérisoire l’existence d’un sens moral, qui rend vain tout accord du sujet avec lui-même sur les problèmes moraux, qui rend incohérente la cohérence avec soi-même. »
ça me plaît bien que vous citiez ce passage précis, parce qu’il me réjouit, et qu’il va me permettre d’illustrer par un exemple ce que je disais précédemment de manière un peu abstraite sur mes petits jeux « nabokoviens ». Dans le livre, il s’agit d’un morceau d’un article qu’Étienne Celmare avait écrit lui-même sous un pseudonyme mais à propos d’un de ses livres (dans le but de s’autopromotionner). Il s’agit par ailleurs d’une citation qui (je le crois du moins) décrit assez bien et à son insu le livre qu’il est en train d’écrire, c’est-à-dire en fait que je suis en train d’écrire dans son dos et en son nom. Par ailleurs, c’est aussi un copier-coller de quelques lignes que j’avais écrites dans un article paru dans le recueil Devenirs du roman, du collectif Inculte, et qui portait sur un livre que j’avais d’autre part écrit sous le pseudonyme d’Étienne Celmare. Je me relis et je me demande quand même si je ne devrais pas aller consulter. Ils doivent avoir des spécialistes pour ce genre de trucs.
Mais pour répondre plus directement, et assez lapidairement, à votre question : oui, j’aimerais bien que ça s’applique à Styx. Je ne cherche pas à écrire des livres immoraux (la belle affaire en 2012) mais des livres amoraux, en ce sens précis que l’amoralité peut être vue comme une position morale, au moins ponctuelle, localisée, une forme de protestation contre la difficulté croissante de donner sens et consistance à quelque chose comme l’éthique. Il ne nous faut plus seulement lutter sur le terrain éthique (et politique, cela va sans dire), mais pour le terrain éthique et politique, pour qu’il demeure ou redevienne possible de poser les problèmes éthiquement et politiquement. Par exemple contre ces idéologues stipendiés et répétitifs qui nous assènent à longueur d’éditoriaux que le néolibéralisme, c’est comme la météo et le mouvement des planètes, on n’y peut rien, c’est dans l’ordre des choses.
Vous faites référence à Louis-Ferdinand Céline dans Styx Express. Est-il un auteur substantiel pour vous ? Si oui, pourquoi ?
C’est résolument et définitivement l’auteur le plus important pour moi. La chose est d’une intense banalité, mais ma première lecture du Voyage au bout de la nuit a été, bon, tout le monde a entendu ça cent mille fois, les lecteurs complèteront d’eux-mêmes. Ce qui est terriblement difficile quand on est tombé dans Céline, c’est de résister à la tentation du mimétisme. Pas mal de gens y sombrent (j’imagine que vous pouvez suivre mon regard dans les différentes directions où il se porte). ça devient un véritable effort de ne pas mettre les trois petits points. J’en suis venu à échafauder une méthode : je me l’autorise, mais à dose homéopathique, le plus rarement possible et de manière autoparodique. (À titre d’exemple, à un moment dans Styx, Celmare est ivre mort et se lance dans une grande tirade pathétique sur ce que devrait être la littérature, et il le fait à grands renforts de trois petits points (enfin, ils n’y sont pas à l’oral, puisqu’il est censé clamer, c’est justement moi qui les mets) et de mauvais style célinoïde.)
En revanche, je suis rigoureusement incapable d’analyser et de rationaliser mon amour pour Céline. Pour citer des paroles de mon groupe préféré (voyez comme je boucle les choses en faisant un écho discret et élégant au début de la discussion) : it’s too close to home and it’s too near the bone. Il y a des choses, de rares choses, qu’il faut s’interdire d’objectiver je crois. Surtout lorsqu’il est question d’amour, il est crucial de ne pas chercher à savoir pourquoi on aime ce et ceux qu’on aime. De là l’ineptie de cette question que ne peuvent s’empêcher de poser constamment et inlassablement les femmes : pourquoi tu m’aimes ? qu’est-ce que tu aimes chez moi ? On s’efforce de donner des listes de raisons, bien sûr, qui n’entraînent jamais la moindre satisfaction, la moindre satiété narcissique chez elle – alors que la seule vraie réponse (difficilement audible par quiconque, homme ou femme, je le concède), la seule réponse honnête serait : je n’en sais foutre rien, mon amour.
Mince, voyez comme vous m’entraînez sur la mauvaise pente : vous me demandez de parler de Céline, je redeviens misogyne.
J’aimerais vous donner à lire quelques vers d’une chanson de Pierre Gambini que j’écoute en boucle en ce moment, tirée de l’album Albe Sistematiche. Elle s’appelle « Un omu ordinariu ». Je vous en envoie un lien d’écoute également : http://pierregambini.bandcamp.com/track/un-omu-ordinariu
« Dì mi, sè eiu so vivu,
Vestutu cume l’altri,
Dà lu capu à li pedi.
Sottumessu à l’amicizia,
A l’amore, a nemicizia,
Sottumessu à l’evidenza,
D’esse incapace, d’esse megliu.
ùn possu fà altrimentu,
Erede cundamnatu,
L’angoscia in alimentu[1]… »
Il me semble que cela ferait une bonne bande son pour Styx Express, non ?
C’est sublime, vous voulez dire. Tu aurais dû me faire écouter ça il y a trois semaines, je l’aurais mis en exergue du livre (oups, derechef). À défaut, cela fera en effet une parfaite bande son pour le générique de l’adaptation hollywoodienne (de l’existence de laquelle il y a bien peu lieu de douter). Leonardo di Caprio dans le rôle d’Étienne Celmare, Max von Sidow dans celui du monde hostile. Je vois aussi : Holocaust de Big Star. I know it’s over des Smiths. Pour les scènes d’action, California über alles des Dead Kennedys. Riverman de Nick Drake. Et bien sûr Streams of Whiskey des Pogues, le refrain en boucle : I am going, I am going / whichever way the wind may be blowing / I am going, I am going / Wherever streams of whiskey are flowing.
[1] « Dis-moi, si je suis vivant,
Vêtu comme les autres,
De pied en cap.
Soumis à l’amitié,
À l’amour, à l’inimitié,
Soumis à l’évidence,
Être incapable de faire mieux.
Je ne peux pas faire autrement,
Héritier condamné,
L’angoisse en aliment… »