Un hommage à Claire Guezengar a eu lieu les 28 et 29 mars. Une cérémonie religieuse, voulue par Claire, célébrée vendredi 28 mars par le père Jérôme Prigent à l’église Saint-Eustache. Puis une fête comme elle les aimait tant, chez Laura & Mark, avec très nombreux amis et des bulles. Et le lendemain, l’hommage de ses étudiants et collègues de l’école du paysage de Versailles, un pique-nique dans le Potager du Roi. Fabrice Reymond et moi avons écrit des textes que nous avons lus à l’église. Les personnes présentes m’ont demandé de les donner à lire. C’était un moment très intense et intime que nous sommes heureux de partager avec ses lecteurs et tous ceux qui l’aimaient. Voici le texte de Fabrice Reymond.

 


 

Le nom de Claire dans nos cœurs dévastés

 

« Il faut qu’il croisse et que je diminue. » La puissance de l’amour c’est le vide. L’amour ne remplit pas, il fait de la place pour que résonne en nous, le nom de celui qu’on aime. Le vide est l’énergie du vivant, le socle de toute existence. L’amour emprunte sa force au vide, attraction inévitable qui nous fait épouser la forme de l’autre.

 

Claire Guézengar… Claire Guézengar… Claire Guézengar…

 

On pourrait peut être juste faire ça, remplir l’église de cierges et prononcer son nom sans s’arrêter. Son nom de Venise dans Calcutta désert, son nom de Guézengar dans nos cœurs dévastés. C’est l’avantage de la répétition on mettrait tout dedans : la colère, l’abattement, le désespoir, l’espoir, la folie, l’amour. On brûlerait des cierges et on prononcerait son nom jusqu’a ce que ça aille mieux. Jusqu’à ce qu’elle aille mieux. En nous.

 

La mort traîne par là, désabusée et nonchalante, elle traîne sa faux derrière elle qui crisse sur les graviers. La mort s’ennuie de nous parce qu’on ne lui donne que de la chair prédigérée. De la vie résignée à l’échec, finalement d’accord avec le programme, d’accord avec les nouveaux prêtres qui disent que ce n’est pas possible, que la vie s’arrête là. Ils travaillent dessus mais pour l’instant c’est comme ça, on est désolé, mais ça s’arrête là, c’est fini. Cette résignation scientifique nous rassure aujourd’hui, comme nous rassuraient hier les promesses religieuses. Mais Claire n’est pas d’accord, elle croyait à autre chose. Elle était croyante comme d’autres sont voyantes, par nature, par don. Elle avait la force, parfois surhumaine, de donner sa confiance, aux autres, à l’art, à Dieu. Elle a cru tout le temps, sans s’arrêter. Elle a envisagé toutes les possibilités de la vie. Elle a parié la sienne avec la seule chose qu’on possède vraiment, sa confiance, sa foi.

Finalement la mort en a eu pour son argent, c’était pas un client comme les autres. Mais Claire a raison, faut pas croire les docteurs, on est éternel, depuis longtemps depuis toujours. On porte sa vie et la mort des autres sur soi. Claire est là. Elle est absolument, complètement là. Je veux dire en chair et en os. Je la vois en chacun de vous, ici un œil, là une main, la bas une expression. On a tous pris quelque chose, pas besoin de donner son corps à la science. Claire est éternelle c’est sûr!

Par contre nous on a fini d’exister pour elle et ça on va avoir du mal à s’y faire. Claire est éternelle et c’est nous qui passons maintenant, c’est nous qui disparaissons. Et je ne suis pas sûr que nous puissions disparaître avec la même classe, la même élégance qu’elle.

 

 

Claire c’est la fille spirituelle de Brummell et d’Houdini. Elle a fait disparaître son cancer derrière son sourire et nous a fait prendre ses séances de chimio pour une école de jeune fille. Alors, je sais pas vous, mais moi j’attends. J’attends, parce qu’on ne peut pas disparaître avec autant de classe, sans revenir saluer…

 

 

On pourrait peut être faire la grève jusqu’à ce qu’elle revienne. Vivre au ralenti, parler plus lentement, prendre du temps, en retirer, le rayer, faire durer ce moment des heures, freiner des quatre fers, tirer de toutes ses forces le tapis du temps sous les pieds de Claire pour qu’elle revienne…

 

J’avais fais de la mort mon amie mais je n’étais pas prêt à la mort de mon amie. Claire Guézengar c’était tellement bon. Ca nous a tous réchauffé, éclairé. Claire c’est la force qui fait remonter les bulles dans le champagne. Elle nous donnait des grands airs, avec elle on était Cendrillon qui va au bal, maintenant on est de retour à la cuisine.

Tout ces gens qui t’aiment d’habitude ça m’énerve, mais là ça pourrait bien être utile. S’il y a des volontaires, je voudrais monter un petite expédition punitive et aller dans la rue tirer sur les passants. D’habitude ça les défrise tellement les actes gratuits, les massacres à l’improviste, ils trouvent que la mort n’a pas de sens alors que c’est souvent la vie qui n’en a pas. Là au moins ça serait clair, y a une raison : on sulfate à l’aveugle, on tire dans le tas, tant qu’on nous a pas rendu notre copine. Quoi? C’est pas bien? C’est pas juste? Une vie est une vie, elles se valent toutes! Heu, je sais pas. Non, en fait, je crois pas, non je crois qu’y en a qui sont mieux d’autre, des vies, vraiment.

Tous ce qui se mesure meurt disait Bossuet, alors la vie c’est ce qui se mesure le mieux. La vie se mesure au désir qu’elle a d’avoir un sens, à l’espoir qu’elle a de servir aux autres, à la chaleur qui se dégage des corps, à la précision de l’attention, à l’ouverture de la parole, ça se mesure et ça se voit à l’endroit vers laquelle elle se tourne. On le sait tous, on fait tous le calcul de ceux qui comptent, de ceux qu’on aime…

Bon le seul problème c’est qu’il semblerait qu’on ne vote jamais pour les mêmes et que la moyenne ne puisse se faire qu’à la fin de la saison, au jugement dernier. Alors, ça marche pas! On ne peut rien faire ? On peut rien faire pour ravoir Claire !?…

A moins que cela ne soit déjà fait, quelqu’un est déjà mort pour les autres, pour tous les autres. Ce n’est plus la peine d’échanger nos morts les uns contre les autres, la guerre est finie, la mort est vaincu, l’un des nôtres en est revenu vivant !

 

 

La forme permet de traverser le chaos, de prolonger l’inspiration, c’est une bulle d’air. Claire croyait, elle croyait aux formes parce que c’est par la forme qu’on croit. Les objets d’art passent de main en main comme des barques qui dérivent dans un port, certaines les ralentissent, d’autres les devient, d’autres au contraire les propulsent en avant, une seule main peut parfois leur faire parcourir des siècles. L’art est la continuité, le trait d’union de l’humanité.

Rencontrer l’art et les artistes a changé la vie de Claire. Depuis elle n’a eu de cesse de faire faire des rencontres aux autres. La rencontrer nous a tous changés, un peu à son image pour que nous puissions en faire d’autres en son nom. Et elle continue maintenant. Petit à petit, de proche en proche, on découvre les trésors qu’elle nous a laissés : les yeux de ceux dans lesquels on retrouve son amour. Aujourd’hui encore, dans cette église, ensemble comme des petits pains qui se multiplient à l’infini, elle ne nous fait pas commémorer sa disparition, elle nous fait nous rencontrer…

 

 

L’art allège notre chute et pour cela nous pèse et nous mesure sans cesse, l’art évalue notre rapport au sol, notre humilité. Claire était une des rares artistes qui ne parlait jamais d’elle. Comme tous les grands, elle avait l’extrême élégance de faire passer les autres en premier. Elle aimait tellement parler des autres, de leurs œuvres, qu’elle écrivait pour nous donner aussi ce plaisir. Claire croyait aux œuvres d’art, à ces objets qui nous prolongent et nous altèrent, nous dépassent dans le temps et dans l’espace. Ses livres n’étaient pas une façon d’exister, de prouver des choses aux autres, mais de prolonger la conversation.

La forme est une tenue de camouflage dont il faut sans cesse réinventer les motifs, comme un tartan dans le désert, du rouge à lèvre sur les falaises.

 

 

La souffrance n’est pas une quantité que l’on peut épuiser, ni quelque chose dont on peut se débarrasser, la souffrance c’est le son que font nos corps en traversant la vie.

La musique de Claire était plus forte que le bruit de fond de sa souffrance. Son corps se déplaçait entre nous comme une note de musique sur une portée invisible. Et même si elle a maintenant rejoint le grand ballet des hommes en blancs, je crains que son âme ne continue de jouer encore longtemps, la musique que son corps écrivait entre nous.

Je ne crois pas à la mémoire, je crois qu’il y a des moments et des gens qui décident simplement de s’installer en nous. Et j’ai l’impression que Claire comme des Esseintes a décidé de faire des travaux d’aménagement dans nos coeurs.

 

 

Et si ce que l’on a pris pendant des siècles pour la conscience douloureuse de notre propre mort n’était en fait que le sentiment un peu inquiétant de l’éternité de nos âmes?

Le dandy est esclave des apparences parce qu’il s’est libéré de tout le reste. Claire n’a pas eu besoin de permission pour ouvrir la raison à l’extérieur d’elle même. Elle qui se faisait des amis comme on fait des chevaliers. Elle qui a écrit en nous. Elle qui nous a choisis comme papier et y a inscrit sa confiance. N’a jamais désespéré qu’il y ait quelqu’un.

 

 

La poussière est consolée par la montagne, le brin d’herbe par le fossile. Moi c’est claire qui me console. De l’avoir connue, de la connaître, me console de la vie, de ses répétitions, de ses déceptions, de l’ennui. Elle est un argument décisif quand à la prolongation du match. Claire Guézengar donne à la vie un gout de revenez y. Son nom, son image sont une consolation, une flamme éternellement allumé dans la pénombre du futur.

 

 

Tous les moments passés avec Claire me manque, mais ils m’ont toujours manqués. Dans la joie infinie des moments passés avec elle, me manquaient encore tous ceux qu’on avait déjà passés ensemble, et sans doute aussi les prochains. Comme avec Patrick par qui je la connais et quelques autres amis.

L’amitié provoque cette étrange folie qui refuse que les moments passés soient passés, qui veut augmenter chaque instant de tous les autres. La rencontre des amis provoque un tel creux dans le temps qu’il se replie autour d’eux, ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils vivent et ce qu’ils vivront, est l’endroit où ils se retrouvent. L’amitié est cette transcendance qui nous permet de vivre éternellement toutes les présences de l’autre. C’est peut être pour cela, que parfois les amis se taisent, dans le silence ils écoutent l’histoire de leur amitié.

 

Fabrice Reymond, église Saint-Eustache le 28 mars 2014