Photo © Frédéric Potet / Le Monde.

Photo © Frédéric Potet / Le Monde.

Hier, samedi 21 mars 2015, a eu lieu quelque chose d’inédit : la première manifestation d’écrivains au Salon du Livre de Paris. À l’appel du Conseil Permanent des Écrivains – dont fait notamment partie la Société des Gens de Lettres –, plusieurs centaines d’auteurs ont défilé dans la bonne humeur pour sensibiliser le grand public à la condition précaire de l’écrivain. La marche s’est terminée avec un discours de la présidente du CPE, Valentine Goby, que je reproduis en fin d’article.

 

« Pas d’auteurs = pas de livres », ça sonne comme une tautologie ; pourtant, cela n’a pas l’air évident pour tout le monde… l’écrivain peinant à faire entendre ses revendications légitimes, alors qu’il est la matière première du livre

 

Eh oui, mes chers collègues, nous sommes bien les ouvriers de la chaîne.

Allons-nous continuer à taire la précarité croissante, déjà dramatique, sous prétexte de correspondre à une image d’Épinal, comme des starlettes orgueilleuses ?

 

En France, on aime mettre l’écrivain sur un piédestal. Ça a l’air plutôt enviable, dit comme ça… Mais est-ce vraiment confortable, un piédestal ? N’est-ce pas le meilleur moyen de se casser une jambe ? (car il faudra bien en descendre…) Le marbre n’est-il pas un peu dur… et froid ? Est-ce conforme à la réalité d’un écrivain aujourd’hui ?

 

On garde l’image de l’écrivain publiant des livres comme les enfants naissent des roses et des choux, portant beau aux signatures, nimbé d’une aura de mystère quant à son existence d’être de chair. Il semble fait de la même matière que ses ouvrages, léger, évanescent, page fantasmée d’un hexagone qui confond souvent patrimoine et nostalgie.

 

Parler d’argent ? C’est considéré comme indécent, voire vulgaire. Les écrivains qui lisent ces lignes peuvent sans doute en témoigner. Gène à tâcher d’évoquer des négociations contractuelles, regard de mépris voire moqueries quand on cause rémunération… Ce n’est heureusement pas toujours comme ça ! mais ça l’est hélas souvent.

 

L’activité d’écriture paraît tellement chargée de désir et d’envie, comme si elle était en connexion avec une part irrationnelle et élue… que ceux qui la pratiquent semblent devoir faire acte de contrition en s’érigeant en martyres désincarnés.

 

(J’ai déjà parlé de la méfiance envers la transmission de la création littéraire qui procède des mêmes fantasmes étranges.)

 

Et puis demeure cette image de l’écrivain rentier, bourgeois, nanti. Du temps où seuls les bien nés pouvaient se targuer d’écrire… Mais les choses ont bien changé et depuis plusieurs générations, il faut s’en féliciter, il est des écrivains de toutes origines sociales. C’est d’ailleurs ce tournant historique qui avait présidé à la création de la SGDL en 1838 par une bande de jeunes écrivains : Honoré de Balzac, George Sand, Victor Hugo, et Alexandre Dumas père. Défendre les intérêts des écrivains en pleine mutation sociale.

 

J’ai deux scoops à dévoiler. Le Père Noël semblerait une invention aux origines multiples – et aux avatars de plus en plus mercantiles. Et l’écrivain travaille. Oui, il travaille. Il n’y a pas de muse en nuisette pour lui livrer ses pages au petit matin tandis qu’il ou elle fait la grasse matinée avant de déguster un arabica d’exception. En général, d’ailleurs, l’écrivain travaille ses textes tout en ayant également un autre travail, voire deux ; ou davantage. Il s’octroie peu de pauses. Peu de week-ends, peu de vacances ; voire pas. Son entourage a beaucoup de mérite ; et/ou fini par plier bagage. Le chômage progressant, l’écrivain a de plus en plus de mal à trouver des tâches rémunérées d’où angoisse, précarité… voire abandon temporaire ou définitif de son activité pour raison de survie. Voire parfois maladie, dépression, folie, isolement, suicide. Je suis désolée, ce n’est pas très agréable à lire ; mais c’est la réalité.

 

L’écrivain ne bénéficie d’aucun dispositif de type « intermittence ». Il est souvent « rémunéré plusieurs années après avoir commencé à écrire, ne perçoit ses droits qu’une fois par an et reçoit, sur l’œuvre qu’il a créée, la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale » – extrait du discours de Valentine Goby que je vous invite à lire en totalité ci-dessous.

 

Inutile, j’imagine, de rappeler la période économique que nous traversons… L’écrivain est en très grand danger. Il est de notre responsabilité de le faire savoir. Et il importe à chacun d’agir en conséquence, selon ses convictions.

 

Parmi les choses qui m’ont touchée, hier, outre l’extrême énergie et bienveillance souriante qui se dégageait de ce cortège inédit, c’est le fait qu’on sorte des oppositions binaires et stériles entre écrivains et reste du monde. Vincent Monadé, le directeur du Centre National du Livre défilait derrière la bannière du CPE. Et nombre d’éditeurs, libraires, bibliothécaires ont conscience du fait que – pour poursuivre ma tendance dominicale à l’image… – nous sommes tous dans le même bateau en ces temps de tempête ; et que nous avons donc tout intérêt à tous ramer dans le même sens…

 

Pour ma part, je suis écrivain et éditeur – et puis professeur de création littéraire, aussi. Pour ne parler que des deux premières que je pratique depuis plus de quinze ans, j’ai toujours considéré ces activités d’un même mouvement. Créer et donner à lire. Initier des collectifs. Se nourrir de l’énergie collective pour mieux en offrir les fruits aux lecteurs. Il est vrai que je parle ainsi d’esthétique, de pensée, de vie ; pas de marché. Il n’empêche : concilier les impératifs de l’éditeur et ceux de l’écrivain est non seulement possible mais nécessaire ; vital.

 

Écrire est donc un travail. C’est aussi une étrange manière de considérer le temps. On écrit dans le laps de sa propre vie. Écrire un livre prend un temps défini. Pourtant, ces objets de signes nous survivrons. On ne sait qui les lira. S’ils seront oubliés ou au contraire portés aux nues. Qu’importe. Ils demeureront. J’y pense toujours avec émotion quand mes yeux parcourent des textes antiques. Ovide n’a sans doute pas imaginé que je pourrai le lire un jour ; pourtant, je me sens terriblement proche de lui et il fait partie des écrivains qui modèlent ma vision du monde ; qui font que je goûte la saveur des choses. S’unir pour défendre le statut de l’auteur, c’est être cohérent avec cette étrange temporalité. C’est permettre aux futures générations de vivre décemment en écrivant. C’est donner un futur de qualité à l’écriture, à la pensée.

 

C’est aussi réinvestir la question de la VALEUR. Dans le monde ultralibéral dans lequel nous vivons, au capitalisme forcené, les très très riches tentent de nous vendre à longueur de journée les produits très très futiles qu’ils vendent très très cher pour mieux nous asservir, tout en dépréciant les outils de notre possible liberté : les livres, la musique, l’art… Ayons l’intelligence de lire clairement ces stratégies. La liberté de chacun passe par la prise en compte du fait que la culture n’est pas un consommable comme un autre. Il faut savoir la chérir sans la pétrifier, défendre ses forces vives, protéger son futur. Décider que la création a une valeur.

 

Alors, auteurs, unissons-nous !

Rejoignez, par exemple, la SGDL. Soyons souverains ! soyons généreux ! soyons dignes, ensemble.

 

Lecteurs, soutenez-nous !

Nous sommes l’esprit derrière les phrases ; l’imagination qui nourrit le suspense ; la bouche formant le trait d’humour qui vous fait rire aux éclats ; la chair émue qui fait couler vos larmes ; la main qui guide la vôtre jusqu’à l’épilogue ; la mélancolie qui fait résonner la vôtre ; l’amour qui attend de vous accueillir, à travers le temps et l’espace, par la magie des signes inscrits sur papiers et écrans…

 

Nous sommes le corps qui a créé les livres qui font battre votre cœur.

 

 

*

 

 

Discours prononcé par Valentine Goby, présidente du CPE, le 21 mars 2015 au Salon du Livre de Paris :

 

« Bonjour à tous et à toutes,

 

Mardi 17 mars, le Conseil permanent des Écrivains a publié dans la presse une “lettre ouverte à ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres”, afin d’alerter l’opinion sur la condition des auteurs de l’écrit, et principalement :

– La faiblesse des revenus ;

– l’inquiétude concernant les réformes sociales ;

– la fragilisation du droit d’auteur en Europe.

 

Pour la première fois, s’unissent tous les auteurs du livre, tous secteurs éditoriaux confondus, et toutes les associations, syndicats et sociétés qui les représentent.

C’est une première historique au salon du livre, qui démontre une solidarité extraordinaire. Nous sommes heureux que cette lettre ouverte ait recueilli plus de 1740 signatures d’auteurs, et que d’autres secteurs de la chaîne du livre, en particulier des libraires, des bibliothécaires, mais aussi des éditeurs, aient souhaité également s’y associer.

 

Réjouissons-nous que cette lettre réunisse des auteurs à succès, des lauréats de grands prix nationaux et internationaux, et des membres du jury de prestigieux prix littéraires : l’intérêt personnel ne peut être la motivation de l’engagement, d’aucun engagement collectif, sous peine de confier aux seuls plus précaires la défense de leur dignité.

 

Mais revenons sur les points fondamentaux de cette lettre ouverte :

Des revenus à la baisse, des réformes sociales préoccupantes, un droit d’auteur fragilisé par la politique européenne… Les auteurs de livres sont clairement en danger. Et à travers eux, c’est la création éditoriale qui est menacée, dans sa liberté et dans sa diversité.

 

1/ Évoquons les revenus de l’auteur :

Pourquoi l’auteur reçoit-il la part la plus maigre ?

 

En 2015, les deux tiers des auteurs de livres perçoivent pour l’édition imprimée moins de 10 % de droits d’auteur sur le prix public de vente des livres. Pire : un auteur sur cinq est rémunéré à un taux inférieur à 5 %, en particulier en littérature pour la jeunesse. Ni salarié ni travailleur indépendant, l’auteur, qui ne dispose d’aucun outil de contrôle à l’égard de la maison d’édition :

– est souvent rémunéré plusieurs années après avoir commencé à écrire,

– ne perçoit ses droits qu’une fois par an,

– et reçoit, sur l’œuvre qu’il a créée, la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale.

 

Rappelons-le, la moyenne des droits perçus par l’auteur est d’1 € par livre vendu, à peine le prix d’une baguette. Il est urgent que soit rééquilibré le partage de la valeur au profit des auteurs, sans lesquels évidemment les livres n’existeraient pas. Face à la stagnation du chiffre d’affaires de l’édition, on peut se demander si l’augmentation considérable du nombre de publications est la meilleure stratégie. Avec 200 nouveaux titres publiés par jour (dimanche compris), comment les éditeurs d’abord, puis les libraires, peuvent-ils défendre les œuvres ? Comment le lecteur peut-il faire son chemin ? Comment les auteurs peuvent-ils vivre de leur métier ? La surproduction est autre chose que la diversité.

 

Par ailleurs, dans une économie numérique en plein devenir les droits d’auteur ne doivent pas servir de variable d’ajustement. Il est essentiel que les marges dégagées fassent l’objet d’un nouveau partage : il convient a minima que toute baisse de prix de vente soit compensée par une augmentation des taux de rémunération.

 

Il est important également que la réforme du statut social des auteurs ne nous prive pas de la possibilité d’être rémunérés en droits d’auteur pour nos activités accessoires, qui sont devenues souvent essentielles (ateliers d’écriture, interventions sur les salons et dans les écoles, les prisons, les bibliothèques…). Nous soutenons évidemment la démarche du Centre national du livre pour que les auteurs soient systématiquement rémunérés pour leurs interventions lors de toute manifestation littéraire.

 

 

2/ Deuxième sujet de préoccupation : la protection sociale des auteurs.

 

Pourquoi seul l’auteur ferait-il les frais de toute réforme ?

 

Les projets actuels de réformes simultanées de la sécurité sociale et de la retraite des auteurs, ont créé des inquiétudes. Il faut qu’une concertation large et ouverte permette de rassurer les auteurs sur les droits qui en résulteront et de respecter la diversité des activités, des pratiques et des modes de rémunération. Notamment, il importe qu’une réforme d’ensemble des cotisations sociales n’aboutisse pas à une baisse brutale des revenus des auteurs.

 

Ainsi, nous demandons que la mise en œuvre de la réforme du RAAP, la retraite complémentaire des auteurs, puisse se faire progressivement, afin de laisser la possibilité d’en mesurer les effets dans le temps, à la fois sur les revenus des auteurs et sur les droits qu’ils acquièrent.

 

De même, d’autres pistes de financement pour la protection sociale des auteurs de livres peuvent être étudiées : un prélèvement sur les ventes relatives au domaine public du livre ou sur le marché du livre d’occasion par exemple. L’auteur ne doit pas systématiquement faire les frais d’un manque d’imagination en la matière.

 

3/ Enfin, la menace européenne sur le droit d’auteur.

 

À qui profite le crime ?

 

Le droit d’auteur constitue le principe essentiel de la protection des œuvres et celui d’une rémunération juste des auteurs. Il est la condition indispensable d’une création libre, indépendante et diversifiée.

 

Les risques les plus importants d’une déstabilisation de notre législation viennent de l’actuelle orientation des institutions européennes, dont les objectifs sont incompatibles avec les spécificités économiques et culturelles de chaque pays. En particulier, les récentes propositions du rapport Reda, visant à étendre le nombre ou le périmètre des exceptions et limitations au droit d’auteur, sont alarmantes.

 

La stratégie communautaire devrait au contraire favoriser le développement dans l’univers numérique de nouveaux modèles et de nouveaux usages, qui respectent les légitimes attentes des publics sans toutefois sacrifier le droit d’auteur. L’absence d’interopérabilité technique constitue le véritable frein à la diffusion des œuvres et à leur accès par le plus grand nombre. Surtout, nous nous inquiétons de l’absence totale de responsabilité des grands acteurs d’internet face au développement du piratage des livres.

 

Sans parler de la décision absurde de l’Europe, d’obliger la France à relever le taux de TVA sur le livre numérique de 5,5 à 20 %, avec des conséquences négatives pour tous, y compris pour les lecteurs. Le livre numérique est un livre.

 

Une étude du Centre national de Livre vient de mettre en valeur l’attachement des français à la lecture de livres.

À force de mettre les auteurs en danger, le livre est en péril.

 

Pas d’auteurs, pas de livres ! »