… mais seulement dans les livres.

 

Je n’ai aucune intention d’ajouter du bruit sur du bruit sur du bruit… Nous n’avons pas besoin de davantage de rumeur. La tribune des cent signataires du Monde parue le 8 janvier 2018 m’a profondément navrée à bien des égards tout comme les réactions postérieures de certaines signataires ont provoqué une nausée durable ; inutile de commenter, ça a largement été fait. Ainsi que l’analyse politique des soubassements idéologiques de ce texte. Et j’ai déjà évoqué les questions sociales liées au harcèlement sexuel ici ou – si ma position en la matière n’était pas connue.

 

L’un des problèmes, problème capital, selon moi, c’est que le bourbier créé par l’extrême maladresse et le mélange anarchique des arguments déployés dans cette tribune – des éléments de nature différente : espace social, espace artistique –, cache un aspect important : la question de la liberté de la création. Je sais que c’était la motivation de certaines signataires, motivation qu’en l’occurrence, je partage : mettre en garde contre la censure qui mène toujours aux extrêmes, comme on le sait – ou l’on est censé le savoir.

 

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On assiste en effet à une étrange confusion entre fiction et réalité. Est-ce une conséquence de l’omniprésence des écrans qui floutent les frontières ? des journées passées sur Facebook, Twitter and co qui feraient oublier ce genre de distinctions ? de l’impossibilité à dissocier matraquage publicitaire et œuvres de l’esprit ? des fakes presidents qui critiquent des fakes news ?… Je serais bien en peine d’en discerner les causes mais on ne peut que constater cette confusion, à travers l’anathème lancé dernièrement sur certaines œuvres.

 

On peut appeler de ses vœux une société plus juste et réaliser un film dépeignant une société inégalitaire dans lequel telle ou telle minorité est persécutée. On peut être féministe et écrire un livre dont l’histoire est misogyne. On peut respecter l’intégrité des personnes et écrire d’atroces scènes de viol. On peut dessiner des petites filles ou des petits garçons torturés, avec trois têtes ou pas. On peut créer des personnages de meurtriers sanguinaires, de tyrans… tout comme on peut écrire une histoire qui se passe en 3648 ou sur Mars… La fiction est souveraine. Elle n’est pas publicité ; elle n’est pas une injonction à l’imitation. La fiction peut choquer, provoquer des cauchemars, commotionner.

 

Je dirais même plus : elle le doit. Il est essentiel que la création, tout comme la pensée, explore ce qu’il y a de plus cru, sombre, scabreux, de plus révoltant dans la nature humaine. Pas seulement ça, bien sûr ; mais ça aussi. L’enfilage niais de bons sentiments vendus au kilomètre et au bon prix ne fera pas naître une bonne société. Fermer les yeux sur ce dont nous sommes capables, en tant qu’espèce, en tant que communautés, ne le fait pas disparaître, bien au contraire. Nul sac magique de Mary Poppins dans notre réalité – il n’existe que sous la plume de la romancière Pamela L. Travers, dans le film de Robert Stevenson et nos imaginaires. La lâcheté de l’illusion ne nous transforme pas en êtres purs manifestant la puissance du bien – en opposition à un mal que nous ne savons plus définir. On ne va pas ressortir les classiques – et justes – arguments du renversement carnavalesque ni l’histoire du retour du refoulé… mais il est évident que l’art a, aussi, de surcroît, cette fonction d’exutoire, de borne critique.

 

(La question des créateurs et créatrices qui se rendraient coupables d’actes répréhensibles est différente. Ce sont des citoyens et citoyennes, leurs actes répréhensibles doivent donc être jugés par notre système judiciaire. Tout le monde à égalité. Décider que parce qu’ils et elles sont artistes leur public peut se transformer en juges les place et nous place dans une logique de vengeance peu compatible avec la société civilisée qui est supposée être la nôtre…)

 

Mettre en place une police de la création en parallèle des avancées pour l’égalité est donc, à mon sens, antinomique et d’une absurdité coupable. Non, les personnages de Balthus, le final de Carmen… n’ont pas à être censurés sous prétexte que cela inciterait à je ne sais quelles ignominies.

 

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Man Ray, Portrait imaginaire de D.A.F. de Sade, 1938.

Pour ma part, j’ai lu les œuvres intégrales de Sade, Georges Bataille, Pierre Klossowski, Shozo Numa, Rabelais… je lis Kathy Acker, Peter Sotos, José Agrippino de Paula, Dennis Cooper, William S. Burroughs… et cela ne m’a pas lancée dans une carrière de prédatrice sexuelle dénuée de scrupules… mieux, je connais bien des gens qui font cette même expérience. Cela ne veut donc pas dire que j’attends d’être fouettée par Dolmancé entre la gare de l’Est et la gare du Nord, que j’ai envie d’attacher les Roberte à des bornes Vélib’, de torturer des jeunes filles, d’en transformer d’autres en chaises ou de mettre un testicule de taureau dans mon vagin… Ces livres sont des monuments de beauté, de pensée, de liberté, d’excès. Ils m’ont permis de découvrir des univers littéraires magistraux et de forger ma propre langue. Mais aussi de cerner les contours de l’humanité, de construire mon propre rapport à la morale, d’affuter mon sens critique.

 

Dans Vie et opinion de Tristram Shandy de Laurence Sterne, il y a un passage, chapitre XXIII du premier volume, dans lequel le narrateur imagine une « pure billevesée », un monde dans lequel la poitrine humaine serait munie d’une vitre, l’on pourrait alors « observer les mouvements [de l’âme] — noter ses mécanisme apparents, percer les secrets de sa machinerie, déjouer ses machinations, — voir naître ses vers-coquins, suivre pas à pas la genèse de ses turlutaines, assister à la formation de ses papillons et autres petites lubies butinantes et frivoles […] — épier ses trémoussements, ses ébats, ses frétillements de ribaude déchaînée, ses capriciosos les plus capricants […] — il ne resterait plus à notre observateur qu’à prendre une plume et de l’encre, et à coucher très-exactement sur le papier tout ce qu’il a vu. » Oui, mais hélas, nos poitrines ne sont pas munies de vitres. « Nos esprits ne brillent point au travers de nos corps mais se tiennent bien chaudement emmitonnés dans de sombre couvertures opaques de chair et de sang*. » Et Laurence Sterne enchaîne sur un tour d’horizon ironique – et un peu scatologique – des tentatives littéraires pour saisir la nature humaine.

 

Penser qu’en lisant un livre de Sade les gens vont mettre en laisse les passants en leur demandant de manger leur caca, c’est leur dénier toute capacité de réflexion ; c’est donc profondément méprisant. Mais il faut dire que depuis quelque temps déjà, tout est fait pour étouffer la pensée et son apprentissage. Dans la société aliénée au capital qui est la nôtre – l’argent y est « la valeur sublime » comme l’écrirait Tarkos –, on veut être sûr de créer des consommateurs et consommatrices effréné·e·s dont le seul objectif est la capacité d’achat de produits, des citoyen·n·e·s dociles, terrifié·e·s à l’idée de remettre en cause les décisions du gouvernement. Bref, on est peu ou prou à quelques pages seulement du début de Farenheit 451

 

Oui, en proclamant le danger social d’œuvres d’art, de fictions, la censure est justement en train de flouter les contours et de nous lancer en pleine dystopie. Mettre au pilori des œuvres fictionnelles comme on le ferait de criminels, c’est dans le même mouvement laisser à penser que ce qui est criminel, dans la vraie vie, est aussi de l’ordre du fictionnel, donc, dans une certaine mesure, relatif… C’est provoquer cette indistinction dangereuse.

 

À nous de réagir par la défense de la liberté de la création, la juste transmission de ces œuvres, par l’affirmation de la nécessité de la formation de la pensée critique. Une société plus juste se construit avec des citoyen·n·e·s conscient·e·s et pensant·e·s.

 

À celles et ceux qui auraient envie de me rétorquer « elle peut parler, elle, la culture, elle l’a », j’apprendrais ou rappellerais que ce n’est pas par reproduction sociale, cette culture – qui reste relative, lacunaire, en construction –, je me la suis forgée notamment grâce à notre système éducatif – j’en profite pour exprimer ma gratitude à mon maître hégélien Alain Lacroix, aux cours de Jean-Marie Gleize, à l’enseignement d’Éric Dayre… – et à une boulimie de lectures, sans tabous. C’est à la portée de toutes et tous ; enfin, tant que les œuvres ne sont pas interdites et que l’éducation est accessible… À nous de ménager la qualité de notre enseignement, de nous investir dans la transmission, de proclamer l’essentielle indocilité de la création.

 

Quelques jours avant les remous post « liberté d’importuner », j’avais partagé ce texte de L’Observatoire de la liberté de la création sur mon mur Facebook. Il me semble qu’il rappelle des éléments essentiels, je vous invite à le lire. Ne nous laissons pas avoir par la confusion et la division qui servent toujours les extrêmes… Il n’y a pas les vilaines féministes d’un côté, les vraies femmes de l’autre, et, derrière un rideau, planqués, tremblants, les pauvres hommes qui seraient détestés par les vilaines féministes et cajolés contre les seins des gentilles vraies femmes mamans et putains. Non, il y a des êtres humains embarqués dans le même navire qui, je l’espère, souhaitent faire évoluer les choses dans le sens d’un plus grand respect mutuel. Il y a aussi notre besoin de beauté, notre appétit d’histoires, d’images, de musiques… ce qui fait l’étrange spécificité de notre espèce si pragmatique, si rêveuse ; si prompte à la violence et si assoiffée de générosité, tout à la fois.

 

 

 

* Laurence Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, traduit de l’anglais par Guy Jouvet, éditions Tristram, coll. « Souple », p. 116 à 118.

 

Illustration 1 : édition de 1967 de L’Histoire de l’œil de Georges Bataille chez Jean-Jacques Pauvert dans une maquette en forme d’étui rose frappé d’une vignette représentant un œil, conçue par Pierre Faucheux.

Illustration 2 : Man Ray, Portrait imaginaire de D.A.F. de Sade, 1938.