« Si je meurs, crie mon nom ! »
Exergue à l’Antéfixe de Françoise Peyrot.
Il a fallu que Denis finisse par traverser le mur de cette église de Cologne et se laisse enlacer par la mort. Il a fallu que je l’apprenne en train de corriger un énième texte écrit sur lui, mes yeux quittant son nom, vivant, pour se poser sur un message, sans bien comprendre ce qui se passait : « Denis Roche » associé à une toute dernière date, pétrifiée. Il a fallu que ce soit dans la touffeur d’un lieu qu’il aimait tant, la Viale Trinità dei Monti, où je fais des recherches sur le livre en tant qu’objet physique, le corps du livre, le livre qui a été une des grandes passions de sa vie. Ce n’est pas très facile d’écrire un texte qui se tienne un tant soit peu quand on pleure depuis quatre jours. J’aimerais bien avoir ses livres près de moi pour me tenir compagnie. Je ne sais pas comment je vais réussir à donner mon cours sur Denis Roche, dans quelques semaines, au Havre, avec une voix qui ne tremble pas trop. Mais ce sera un moment essentiel : continuer à parler de lui, inlassablement, continuer à le faire lire, montrer son œuvre photographique. Ce que je peux vous conseiller de mieux, c’est d’attraper le premier livre de Denis Roche à votre portée et d’en lire quelques pages, de le lire. Puis d’en saisir un autre. De le lire. Etc. Et quand vous aurez fini, de relire. Avec Jean-Marie Gleize – qui nous a d’ailleurs mis en contact –, Denis Roche a été le premier à m’accueillir, en tant que chercheuse, alors que je n’étais qu’une petite étudiante orpheline, blessée de partout, tout juste débarquée de son île – j’écrivais un mémoire de maîtrise sur Emmanuel Hocquard et lui, sous la direction d’Éric Dayre. Si mon premier livre s’appelle Éros Peccadille, c’est en hommage évident à son Éros énergumène. Et il est en exergue de mon dernier :

Il est et sera toujours présent, d’une manière ou d’une autre, dans mes livres. Ça a commencé par la découverte de son œuvre à la BPI en 1996. Je le raconte dans Indociles, je vais un peu me répéter. J’étais en train de réviser de la géographie pour le concours – la torture dans la mesure où j’ai toujours du mal à situer le nord – quand Aurélien, en geste de révolte vis-à-vis des programmes imposés, a déposé tout un tas de livres de littérature contemporaine sur la table que nous partagions. J’ai saisi, à l’instinct, Notre Antéfixe de Denis Roche, et ça a été un grand choc. Qui m’a amenée à travailler sur son œuvre sans relâche. Une œuvre qui fait beaucoup plus que montrer des chemins : elle donne des outils pour tracer sa propre route. C’est lui qui m’a confortée dans mon envie de suivre en parallèle la voie de l’écriture et celle de l’édition, fourche périlleuse s’il en est – même s’il m’avait conseillé de passer mon agrégation d’abord (j’étais un oisillon tombé du nid, c’était un excellent conseil – que je n’ai pas écouté).
Je vois beaucoup cité, ces derniers jours, La Vie sexuelle de Catherine M. – qu’il adorait (moi aussi, ce n’est pas la question), et bien sûr, en bon éditeur (l’éditeur étant écartelé entre les auteurs et les commerciaux), il était ravi qu’un livre qu’il aime devienne également un « coup » éditorial – mais je l’ai entendu parler avec tout autant de passion de textes qu’il avait choisis et qui n’ont pas provoqué l’excitation de la presse. Parfois, quand je passais le voir rue Jacob, il venait de lire un manuscrit qui l’intéressait, d’un/e total/e inconnu/e. Il y avait un éclat tout à fait particulier dans ses yeux. Il brandissait le tas de feuilles relié, la Pall Mall coincée dans la bouche, avec à la fois l’air victorieux d’un Hannibal et la joie bienveillante d’un enfant. Ce geste là, c’était permettre à une écriture de trouver ses lecteurs, la naissance d’un écrivain aux yeux du monde. Ce qui l’intéressait, c’était de donner à lire des textes. Pas le milieu de l’édition. « J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître. »
Je me souviens qu’en 1999 ou 2000, chez Al Dante, j’ai lu un manuscrit en me disant qu’il n’était pas vraiment pour Al Dante mais que je le verrais tout à fait chez Fiction & Cie. Je suis désolée, je n’arrive pas à me souvenir du nom de l’auteur – les noms, c’est un peu comme le nord, ça met du temps à s’imprimer – mais s’il se reconnaît qu’il n’hésite pas à m’écrire… J’en ai parlé à Laurent Cauwet, qui était d’accord. Et dans la lettre de refus, j’ai fait quelque chose de tout à fait inhabituel : j’ai conseillé à l’auteur d’envoyer le texte chez Fiction. J’avais un peu peur de me faire engueuler – les éditeurs reçoivent assez de manuscrits comme ça sans qu’on leur en dirige de nouveaux… Et qui étais-je pour penser que tel livre pourrait susciter l’intérêt de Denis Roche ? Certes, je le connaissais, mais je n’avais pas 25 ans… Quelques mois plus tard, le téléphone sonne chez Al Dante, je décroche. C’était Denis qui m’appelait pour me dire qu’il allait publier le texte. L’auteur était dans son bureau, il voulait me faire profiter de ce beau moment. Aujourd’hui encore, le souvenir de cette attention fait bondir mon cœur de joie. Et toujours, au fil de mes livres publiés, de mon travail d’éditeur, des mots d’encouragement, un soutien subtil, léger et solide comme un fil de soie. Voilà Denis Roche. Un écrivain dont l’œuvre commotionne – au bons sens du terme. Un photographe immense. Un être exquis, qui savait être tendre et tranchant. Amoureux fou de la beauté. Un marcheur contre le vent. Mardi, je serai toujours ici, dans ces lieux éminemment rochiens – l’administration fiscale m’expliquant que je n’ai pas les moyens de me payer un aller simple au débotté. Cette fois, je trouverai le nord pour me tourner vers Paris, vers lui, vers tous les gens qui l’aiment, et je crierai son nom, dans les jardins de la villa Borghese. Je serai avec lui, avec vous. Et il sera toujours avec nous.
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