Marie Sellier, écrivain, présidente de la Société des gens de Lettres, répond à Julia Reda, députée européenne, suite à la réforme du droit d’auteur qu’elle entend initier à l’échelle européenne. Réforme qui semble pour le moins peu pertinente… Voir notamment le communiqué du Conseil permanent des écrivains.

J’ai trouvé cette lettre très éclairante quant à ces questions inquiétantes qui touchent tous les auteurs ; j’ai donc demandé à Marie Sellier l’autorisation de la reproduire ici.

 

Je sais bien. On écrit ses textes. C’est tantôt exaltant, tantôt un abîme. Les jours passent. Des enthousiasmes et des doutes. Et puis souvent, on a une autre vie, d’autres vies. Un travail dit « alimentaire » plus ou moins prenant. Voire des « travaux alimentaires » avec un rythme plus ou moins fluctuant, plus ou moins infernal, plus ou moins anxiogène. Une famille… La précarité, souvent ; l’inquiétude. Et l’auteur n’a pas de vacances… Donc on a tendance à ne pas s’occuper des questions des droits d’auteur, de la répartition, des négociations concernant le numérique… Je le sais bien, croulant sous les tâches et sans goût particulier pour la prose administrative, j’ai passé des années à détourner la tête… Oui mais. Ceux qui s’en occupent à notre place sont en général ceux qui, de l’autre côté de la chaîne, en profitent pour nous spolier… Les temps étant ce qu’ils sont – inutile de faire un résumé, j’imagine –, se préoccuper de la rémunération de l’auteur, du statut social de l’écrivain, devient une simple question de survie. Non seulement pour chaque auteur, individuellement. Mais pour tous. Et pour les générations futures.

Pour ma part, c’est depuis que j’enseigne la création littéraire à des jeunes gens en Master que la prise de conscience a été fulgurante. Ils sont talentueux, ils sont plein de projets : il leur faut un espace professionnel vivable.

C’est tout simple : si la vie devient intenable pour les auteurs, eh bien de livres, il n’y aura plus. Des produits se faisant passer pour tel, peut-être ; mais plus de livres. Ceux qui ne se pensent pas concernés aujourd’hui, bénéficiant de confortables droits d’auteur, le seront de toute façon un jour ou l’autre : dans une économie dont la base est ainsi attaquée, le sommet finit toujours par vaciller et tomber de très haut…

Il n’est pas question de donner dans le catastrophisme et les prédictions rabannesques. Mais au contraire de suggérer que si les auteurs s’unissent pour la défense de leurs droits au lieu de râler ponctuellement dans leur coin, on devrait pouvoir arriver à quelque chose…

 

Mais voici la lettre de Marie Sellier :

 

« Chère Julia Reda,

 

Je suis écrivain, j’ai publié une centaine de livres, principalement en direction de la jeunesse, et, comme la plupart de mes confrères, je ne peux que constater qu’il devient de plus en plus difficile pour un auteur de l’écrit de vivre de sa plume.

 

En France, le marché du livre affiche une belle diversité mais cette profusion – 200 nouveautés par jour – a son revers de la médaille : les tirages sont de plus en plus maigres et la durée de vie de chaque ouvrage de plus en plus brève, certains livres ne faisant que survoler les tables des libraires pour atterrir directement dans les bacs des soldeurs.

 

La bonne fortune de quelques auteurs de best-sellers ne doit pas masquer le fait que la grande majorité des auteurs – appelons-la la classe moyenne – souffre de cette surproduction éditoriale. Les tirages peau de chagrin s’accompagnent de droits d’auteur lilliputiens, souvent assortis de très faibles à-valoir, lorsque ceux-ci ne disparaissent pas purement et simplement comme c’est malheureusement si souvent le cas, ou que les taux eux-mêmes ne sont pas revus à la baisse.

 

Il y a un fossé entre l’image que l’on se fait de nous – riches, libres et célèbres – et notre situation économique. Nous faisons rêver – une récente étude révèle que 60% des Britanniques souhaiteraient, s’ils devaient choisir un métier, devenir écrivain –, mais en vérité, nous sommes parmi les plus précaires des travailleurs. Nos journées de travail affichent un nombre d’heures à faire frémir un inspecteur du travail, nos dimanches sont rarement chômés, nous n’avons pas de congés payés, pas d’assurance chômage, et tant pis pour nous si nous tombons malades. Ajoutons à cela que nous sommes sans doute les seuls à être rémunérés plus d’un an après livraison de notre travail et que par le jeu des provisions sur retour, qui peuvent se monter à 40% des ventes, il est fréquent que nous ne touchions pas un centime dans les deux ans qui suivent la remise d’un manuscrit.

 

Et je ne parle pas du problème des retraites extrêmement faibles, quand elles ne sont pas inexistantes, dont les cotisations menacent d’augmenter de façon significative alors que la paupérisation des auteurs se confirme au quotidien. Pouvons-nous continuer à assumer seuls le poids de notre protection sociale ?

 

Aujourd’hui, nous voyons arriver dans nos contrats les nouvelles clauses issues des négociations interprofessionnelles autour du contrat d’édition à l’ère numérique, qui ont abouti fin 2014 à une modification de la loi et à un nouveau code des usages s’appliquant à tous, auteurs comme éditeurs. C’est une bonne chose dont il y a lieu de se réjouir, les contours de l’exploitation numérique étant jusque-là assez floues dans nos contrats, mais la question de la rémunération n’est pas pour autant réglée.
La plupart des éditeurs ne se sont pas penchés sur la question du partage de la valeur dans le cadre d’une édition dématérialisée et continuent à proposer, pour le numérique, les mêmes pourcentages que pour le papier, ce qui entraine bien entendu une nouvelle baisse de revenu pour les auteurs.

 

Ce problème de la rémunération est particulièrement vif dans le domaine de la jeunesse où les pourcentages de droits d’auteur, pour l’édition papier, sont en moyenne moitié moindres que ceux pratiqués en littérature générale. Il semblerait que ce soit « une exception française » qui ne repose sur aucun fondement économique, une donnée historique qui perdure depuis l’émergence du secteur jeunesse, mais qui pénalise lourdement de nombreux auteurs, un livre vendu sur quatre l’étant en jeunesse.

 

Il est par ailleurs alarmant de voir fleurir dans les contrats d’édition émanant de maisons ayant pourtant pignon sur rue, des clauses défavorables aux auteurs. Je pense en particulier à ces clauses de compensation intertitres qui permettent aux éditeurs d’amortir les à-valoir sur plusieurs ouvrages d’un même auteur.

 

Plus généralement, il me semble anormal qu’au xxie siècle, alors que l’informatique offre la possibilité d’avoir une photographie quasi instantanée des flux de vente, nos relevés de droits d’auteurs soient aussi peu lisibles, approximatifs – opaques, il faut bien le dire – et échappent à toute vérification. Je souhaiterais pour ma part qu’un tiers de confiance se porte garant des chiffres qui nous sont fournis et que la périodicité du versement de nos rémunérations soit revue à la hausse, a minima deux fois par an.

 

Enfin je m’inquiète du piratage croissant de nos œuvres sur Internet, perpétré avec la complicité bienveillante des fournisseurs d’accès qui, s’il s’intensifie, aura des conséquences désastreuses sur nos revenus. Contrairement à ce qui se passe dans le domaine de la musique où nombre d’artistes retournent à la scène, je doute que les lectures publiques que nous pourrons faire de nos œuvres permettent de combler ce manque à gagner.

Voilà ce qui est important pour moi.

 

Pensez-vous sérieusement que je consacrerais autant de temps et d’énergie à défendre durablement et bénévolement la cause des auteurs – à la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, au Conseil Permanent des Écrivains, et aujourd’hui la Société des Gens de Lettres – si la situation des auteurs n’était pas aussi préoccupante ?

 

Seuls, les auteurs sont comme le grain de blé sous la meule. Ils ont besoin de l’Europe pour espérer faire bouger les lignes.

 

Plutôt que d’étendre à l’infini le périmètre des exceptions existantes ou de les multiplier sans assurance pour les auteurs de percevoir une quelconque compensation « juste et équitable », plutôt que de vouloir détricoter les principes d’un droit d’auteur que nous avons mis des années à élaborer et qui a permis aux auteurs de créer librement et aux lecteurs d’avoir accès à l’ensemble de nos œuvres, plutôt que la politique d’un illusoire “tout gratuit” dont les seuls bénéficiaires seront les grandes plates-formes de diffusion et autres fournisseurs de contenus, l’Europe devrait nous aider à obtenir un meilleur partage de la valeur, notamment dans l’univers numérique et dans certains secteurs de l’édition comme la jeunesse, à lutter contre les clauses abusives de nos contrats, à favoriser la transparence et le contrôle des comptes que nous envoient nos éditeurs et à nous prêter main forte pour combattre efficacement le piratage de nos œuvres.

Notre liberté de créateurs en dépend.

 

Bien cordialement.

 

Marie Sellier »