On a découvert Jérôme Lafargue en 2007 grâce à L’Ami Butler, publié, donc, chez Quidam. Il faut avouer qu’à l’époque – on en est d’ailleurs assez honteux retrospectivement – on connaissait mal cet éditeur essentiel qui publie pourtant B.S. Johnson, Reinhard Jirgl, Rolf Dieter Brinkmann… qu’on découvrira ensuite avec passion. À la rentrée littéraire 2007, on a été ainsi ébloui par ce premier roman singulier, L’Ami Butler. La situation de départ est policière. Un couple, Timon et Ilanda Lunoilis, récemment installé dans une ville éloignée de tout, a disparu. La police locale contacte le frère jumeau du mari, Johan, pour tenter d’élucider le mystère. Timon est écrivain de romans historiques à succès. Il s’était retiré des agitations mondaines pour prendre soin de sa femme, atteinte d’un cancer. Dès l’arrivée de Johan à Riemech, la ville mystérieuse de leur retraite, on comprend que le roman devra davantage à Borges ou Cortázar qu’à Simenon puisque effets de réel et glissements dans l’imaginaire et la fantaisie se mêlent inextricablement…
Jérôme Lafargue tient magnifiquement cet entredeux entre rêve et réalité, d’une écriture à la fois simple et délicieusement baroque, parfois. Un sens de l’image presque pictural qui fait surgir les paysages et les situations, et renforce l’étrange sentiment de curiosité et de peur presque enfantine qui traverse le texte. Ce livre, pour qui la forme est essentielle, parvient également à aborder des « thèmes » que d’autres galvaudent et rendent nauséeux – la souffrance, le deuil – avec une simplicité, une justesse évidentes.
Dans les ombres sylvestres (Quidam, 2009) poursuit cette veine troublante en s’attachant à la généalogie de la famille Gueudespin, teintée de secret et de magie. On retrouve une langue orfèvre offrant de vertigineuses descriptions de la nature, des personnages complexes aux prises avec des situations tragiques, des émotions à la frontière du fantastique, mais aussi un goût de l’érudition – les portraits d’écrivains dans L’Ami Butler, les portraits d’insoumis dans ce dernier livre – alliant à ce moment intense de littérature une énigme captivante.
Sur la côte landaise, le village de Cluquet semble aux confins du monde, encerclé d’un côté par l’océan, de l’autre par le bois du Loup Gris. Une presqu’île battue par les vents, animée des contes naissant à l’ombre des arbres. En 1905, Elébotham Gueudespin – c’est du moins le nom qu’il se donne après avoir lu Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand – rencontre les gemmeurs[1] qui y vivent, s’y installe, bâtissant une maison sur la dune dominant le village. Cet être solitaire aux yeux vairons se révèle un sorcier puissant aux pouvoirs dépassant l’entendement. Il aura un fils qui aura un fils qui aura un fils, Audric, chercheur en histoire et narrateur. Tous sont nés un 2 décembre. Tous ont les yeux vairons. Tous, à travers une existence retirée et singulière, semblent poursuivre à leur manière le message confus initié par Elébotham, ayant disséminé des signes difficiles à interpréter.
Avec L’Année de l’hippocampe (Quidam, 2011), Jérôme Lafargue semble clore une trilogie. On retrouve ses obsessions (l’engagement, la cristallisation amoureuse, la filiation…) dans une forme journal, le narrateur écrivant une page par jour sous l’égide d’un album de musique. Félix Arramon, après avoir travaillé pour l’association Now & Here Forever qui lui a donné à voir les violences les plus crues dans un monde dévasté, se retire dans la maison de sa grand-mère, en attente de succession. Il traverse une période de crise qu’il tente de résoudre dans ce village au bord de l’océan où il remet de l’ordre dans son esprit en reprenant le surf, rencontrant de nouvelles personnes, visitant son ami de toujours, Tim, son double marginal, trouvant l’amour. Il décide de partir pour une dernière mission afin de solder les comptes de son ancienne vie… Mais faut-il vraiment se fier à tout ce que raconte Félix Arramon ? L’écriture de Jérôme Lafargue se fait moins classique, traduisant sciemment les soubresauts d’une conscience tourmentée ; elle est plus souvent comique, aussi, même si les situations sont parfois dramatiques. Sa puissance narrative se confirme ainsi que son talent à faire coexister l’ombre et la lumière, des thèmes politiques et l’avènement du merveilleux. Et les mélomanes d’analyser fébrilement la discothèque de Félix Arramon, ce qui n’est pas le moindre des plaisirs…
Entretien avec Jérôme Lafargue par Laure Limongi
L. L. : Cher Jérôme, je dois avouer qu’il est particulièrement difficile, me semble-t-il, vous concernant, de réaliser un entretien. L’envie de poser de nombreuses questions de détail est contrariée par le fait que vos ouvrages reposent sur un ou plusieurs retournements… et l’on s’en voudrait de gâcher le plaisir des futurs lecteurs… Bref, on tâchera de ne pas trop spoiler, exercice acrobatique, s’il en est. On vous a découvert avec L’Ami Butler qui manifeste d’emblée une tension entre réalisme et fantastique, veine qui se confirme dans Dans les ombres sylvestres. Cela crée – tout du moins dans le roman français contemporain – une écriture atypique. Est-ce à dire qu’il faille davantage chercher vos modèles – ou déclencheurs – du côté de l’Amérique latine de Bioy Casares, Julio Cortázar et Borges ? (D’ailleurs cités dans L’Ami Butler.)
Ces trois-là sont importants certes, mais Maupassant, Seignolle, Lovecraft le sont tout autant, comme de « petits maîtres » latino-américains, je pense à Lugones, Quiroga, Vallejo parmi tant d’autres. Ce qui, peut-être, me touche le plus chez les auteurs latino-américains, c’est leur capacité à poser les éléments de la trame fantastique immédiatement, leur facilité déconcertante à embarquer le lecteur dans une histoire incroyable sans s’emberlificoter dans des tentatives de rationalisation. Un village n’est désormais peuplé que de singes ? Parfait, la question n’est pas de savoir pourquoi un pareil phénomène est advenu, mais comment entrer en communication avec eux. Des alpinistes dévissent et perdent leurs membres un par un ? Pourquoi pas, et pour eux de s’interroger au cours de leur chute non sur les raisons d’une telle impossibilité mais sur l’incongruité de cette expérience. L’une des plus extraordinaires nouvelles policières que j’aie lue est de Bolaño, Le Policier des souris. Son détective est une souris qui assiste à la naissance du mal dans un monde jusqu’alors pacifique. À aucun moment, on est choqué par l’irréalisme de cette situation, justement parce qu’elle ne paraît jamais irréelle. On se sent en empathie avec cette souris, on en vient presque à oublier la parabole tant ce personnage est incarné. Certes, l’utilisation d’animaux parlant comme acteurs principaux d’une histoire n’a rien de nouveau, mais malgré tout, cela demande au lecteur une adhésion sans frein, surtout lorsque le ressort dramatique, sinon violent, est intense, qu’il ne s’agit pas d’un conte pour enfants. De sorte qu’il existe, dans ce type de littérature, un effet libérateur formidable, où tout semble désormais ouvert, à condition, bien entendu, que l’histoire soit bien menée, qu’elle soit plausible dans son impossibilité même.
L. L. : Dans L’Ami Butler, un écrivain de romans historiques revenu de ses succès, Timon Lunoilis, s’isolant dans une petite ville étrange pour prendre soin de sa femme malade, se met à écrire des biographies d’écrivains fictifs… avant d’être rattrapé par la fiction… Ces biographies sont également l’occasion de dresser le panorama de la faune littéraire. Malcolm Dunbarne, notamment, est l’archétype de l’écrivain trash de littérature jetable. Timon Lunoilis se fait-il dans une certains mesure, à travers ces biographies, l’émissaire de votre regard sur le monde littéraire ?
Ça ne peut être qu’un regard distancié ou un regard de profane, dans la mesure où je ne connais que très peu ce monde littéraire, sans être même sûr de son existence autre que fantasmée. C’est sans doute plus un concept qu’autre chose, mais c’est un concept structurant et signifiant pour le plus grand nombre, donc il faut s’en accommoder. Les portraits d’écrivains dans L’Ami Butler sont tous des idéaux-types, ils sont le produit de représentations sociales relativement banales sur le monde littéraire mêlées aux miennes propres. Simultanément, il y a sans doute beaucoup plus de moi dans ces portraits que dans le reste du livre. Tous ces écrivains, dans leur rapport à l’écriture et à la littérature, oscillent en permanence entre le doute et le sentiment de toute puissance. Ils luttent contre la tentation d’intégrer des éléments de leur propre vie dans leurs textes : certains cèdent, d’autres non. Ils sont la proie de personnages qui cherchent à les trahir ou sont eux-mêmes tentés de manquer à leur parole. Ils sont par essence solitaires mais ne peuvent vivre sans amour ni sans amitié. Ils sont toujours au bord d’un précipice qu’ils contemplent en ricanant mais avec des picotements dans le dos…
L. L. : La passion de l’anagramme (amplement manifestée dans L’Ami Butler : le nom du héros, Lunoilis = illusion, la ville Riemech = chimère…) et des acronymes fantaisistes (le factice dans L’Ami Butler : Front Autonome qui Cherche et Trouve d’Imaginaires et Curieux Ecrivains ; dans L’Année de l’hippocampe, L’Abrutim : Association de Branquignols Récalcitrants Unanimement Terrifiés par l’Idiotie Mondiale, le Panard : Partis pour être Anarchistes, Nihilistes, Athées, Radicaux et Démissionnaires) a une place importante dans vos ouvrages, qui sont donc minutieusement construits de leur macrostructure à l’échelle du mot. Pourquoi s’attaquer directement à la matière du mot ?
Les acronymes sont plutôt des blagues de potaches ! Les anagrammes participaient, eux, d’un jeu plutôt facile à décrypter mais qui faisait sens avec l’ensemble du livre. Tout ceci résulte d’une envie de jouer avec le langage davantage que de le réinventer. Ou alors, de temps en temps, j’essaie de le faire tempêter avec modestie contre les usages traditionnels. Ce qui explique en particulier pourquoi je tends de plus en plus à écrire des dialogues qui se rapprochent au plus près de la réalité, en n’hésitant pas à utiliser des termes grossiers sinon orduriers, pour qu’ils finissent par sonner juste, de mon point de vue en tout cas. Je comprends bien que le lecteur puisse avoir une sensation première de décalage entre le texte narratif et les dialogues, mais la narration doit être parfois dérangée par quelques irruptions incongrues. Par exemple, j’ai du mal à écrire des échanges violents qui seraient exempts de toute insulte, où on gommerait les phrases interrompues. Dans une engueulade, rares sont les phrases prononcées jusqu’au bout. Je suis persuadé que cela doit passer au surplus par une mise en forme spéciale du texte, avec des onomatopées dispersées, un texte transcrit en biais ou à la verticale, des mots qui se croisent. Je l’ai tenté dans L’Année de l’hippocampe lorsque le narrateur écrit son journal en état d’ébriété. Frédéric Léal réussit ça bien dans ses petits livres, Le Peigne-noir, Le Peigne-rose, Le Peigne-jaune et dans Selva ! aussi.
L. L. : Un point de détail – ou pas, vous me direz… – qui me taraude. On trouve des liquidambars, et à des places clef, dans vos trois livres. Cet arbre qui porte dans son nom sa production d’ambre. Je ne suis pas sûre d’avoir saisie toute la portée symbolique de son omniprésence majestueuse, même si mes recherches m’ont permis de découvrir que les Égyptiens s’en servaient pour l’embaumement et les Indiens d’Amérique en guise d’ancêtre du chewing-gum… Pourriez-vous m’éclairer ?
Je crains de beaucoup vous décevoir ! Il n’y a aucune portée symbolique. J’aime beaucoup cet arbre. Il est majestueux, la couleur de son feuillage est flamboyante, et son nom latin, Liquidambar Styraciflua, sonne très bien ! On dirait un bonbon au dentifrice ! Son nom « commun » sinon est Copalme d’Amérique, ce qui est plus classique et peut-être plus noble ! Je pense qu’il sera présent dans chacun de mes romans… C’est drôle que vous me posiez cette question (et que vous l’ayez remarqué surtout), je viens d’en planter un dans notre jardin… Cet arbre représente pour moi un lieu de repos, un endroit où l’on peut s’abriter, soit à son pied pour l’ombrage, soit en y grimpant, pourquoi pas ! Il dégage une impression de force, de puissance sans que cela ne nuise à son esthétique gracieuse et sereine.
L. L. : Deux autres éléments symboliques récurrents : le loup et l’écureuil. Le loup renvoie bien évidemment à l’atmosphère du conte. Sa présence est à la fois fascinante et inquiétante. En revanche, il m’a fallu faire quelques recherches pour découvrir qu’on a pu considérer autrefois l’écureuil – en raison de sa rapidité, de son agilité, de son poil roux – comme une incarnation du diable. Est-ce également son sens pour vous ? Le symbolisme revêt-il une importance majeure ou bien simplement en tant qu’il vous est possible de l’intégrer dans une construction fantasmagorique personnelle ?
Je ne pense pas être un fanatique du symbolisme. J’essaie autant que possible de ne pas être didactique ou pesant, et encore moins de m’atteler à des jeux élitistes ou seule une infime partie du lectorat pourra être capable de reconnaître les indices que j’aurai disséminés avec finesse, cela va de soi ! Je ne marche pas à l’esbroufe, je ne calcule rien de tout ça et, de fait, je n’ai aucun plan préétabli avant d’entamer un roman. Je me laisse guider par mes fantômes et par une grande et pitoyable confiance en moi, et on verra du sens ou des références là où il n’y en a pas pour moi. Je revendique une approche tellurique de l’écriture, je la prends à bras-le-corps, ce qui n’empêche pas la sensibilité et la réflexion ni d’avoir la tête dans les nuages. Je prends beaucoup de plaisir à bâtir des intrigues parfois complexes ou déroutantes, mais je ne le fais pas par jeu, c’est juste que cela correspond à ce que je suis, il me semble. Étant plutôt intuitif, j’accepte de partir dans l’inconnu et de compter sur la chance, je sais qu’à un moment ou un autre, il se passera quelque chose. Bien entendu, il arrive qu’il ne se passe rien, que je finisse par m’ennuyer en écrivant, et donc, je n’hésite pas à tout flanquer à la poubelle. Ce qui va déterminer le sort du texte, c’est l’instant magique où tout se met en place, où tout paraît évident. Jack Spicer était persuadé que des apparitions guidaient sa plume, Garcia Llorca par exemple. Je n’en suis pas là, et je ne me permettrais pas de dire qu’un auteur mort et célèbre écrit pour moi. Je suis trop humble et trop orgueilleux en même temps : j’écris seul, et je dois donc tout assumer ! Cela dit, je crois sincèrement qu’il existe des moments de suspension du temps où tout semble advenir pour qu’une histoire se révèle à elle-même : c’est donc une frénésie tranquille qui s’empare de moi, parce que j’écris enfin en repos et avec la certitude que le texte s’impose de lui-même. Je serais incapable de dire qui veille alors sur moi : je ne pense pas du tout que ce soit des auteurs, qui ont autre chose à faire ! Will Eisner a dessiné une très belle planche où on le voit à sa table de travail, très jeune, surveillé par les spectres de trois grands anciens. C’est un dessin admirable et effrayant. Je pense plutôt que c’est un autre moi qui circule dans cet espace étrange, en compagnie de personnes qui me sont chères, disparues ou non. Les mêmes qui, parfois, m’enquiquinent, aussi !
Le loup figure au même titre que le liquidambar dans mon imaginaire personnel. C’est un animal central dans beaucoup de textes de Jack London, qui est mon auteur vénéré. Quant à l’écureuil, c’est une bestiole très intéressante : avant d’être en effet l’incarnation du diable, et donc de peut-être représenter Elébotham, le personnage mystérieux qui traverse Dans les ombres sylvestres, il est l’un des habitants principaux de la forêt landaise, une espèce de mascotte espiègle. Il correspond en cela parfaitement à l’esprit de ces lieux, qui balancent continûment entre le merveilleux et l’angoissant. Il se manifeste davantage par le bruit de ses pattes qui accrochent l’écorce des pins lorsqu’il grimpe le long du tronc : on le voit peu, en réalité, en raison de sa grande rapidité, et les courses d’écureuils qui passent d’arbre en arbre sont impressionnantes lorsqu’on parvient à les suivre sur la durée. Ce sont des farfadets attachants.
L. L. : L’importance de la musique s’affirme crescendo dans vos livres. Timon Lunoilis évoque dans L’Ami Butler le regret de ne pas avoir été rock star. La flûte magique du sorcier Elébotham Gueudespin enchante Dans les ombres sylvestres tandis que son arrière petit-fils monte un groupe de punk rock. Enfin, dans L’Année de l’hippocampe, la musique devient carrément un élément clef du dispositif d’écriture puisque le héros décide de n’écouter qu’un disque par jour, n’écrivant qu’une page par jour sous l’égide de cet album. Pourquoi associer si étroitement la musique à l’écriture ?
Je suis une rock star ratée ! Ce sera sans doute pour ma prochaine vie, je pense avoir l’énergie suffisante ! Et le fait d’avoir été assez raisonnable dans cette vie présente me déculpabilisera pour toutes les débauches à venir ! Car, sans surprise, je partage les représentations folkloriques communément répandues autour de l’existence de rock stars : la drogue, le sexe, l’alcool. Alors que de plus en plus de groupes de rock, et des plus installés, font dans la sobriété, sinon l’ascétisme !
J’écris la plupart du temps en musique, et, dans L’Année de l’hippocampe, j’ai choisi d’accepter ce que la musique pouvait avoir d’inspirant ou, à l’inverse, de bloquant dans le cours même de l’écriture. Il m’est donc arrivé de changer d’orientation parce qu’un passage musical m’indiquait une nouvelle piste à suivre, plus séduisante ou plus efficace. J’ai tenu cette cadence sur la moitié du livre, avant de passer à une autre forme qui me paraissait plus adaptée. Je n’ai pas vécu cette tentative comme une contrainte, d’abord parce qu’elle m’a permis de redécouvrir des disques que j’avais oubliés, ensuite parce que cette façon de procéder m’est apparue, d’emblée, comme la seule possible. Enfin, et surtout, il n’y avait rien à démontrer littérairement : peu importe la façon de raconter une histoire, tant qu’elle lui permet de tenir la route.
L. L. : L’Année de l’hippocampe peut également être lu comme un journal de mélomane manifestant un grand éclectisme – comme chez tous les vrais mélomanes… À la suite du psy du livre, Simon, on peut du coup s’interroger sur l’absence de quelques genres musicaux, comme le rap… Est-ce une volonté narrative ou le reflet de vos goûts personnels ? Quelle est votre histoire d’amour avec la musique ?
Je n’ai jamais vraiment accroché au rap, ce n’est pas faute d’en avoir beaucoup écouté. Il y a parfois de très beaux textes, mais on reste souvent sur sa faim musicalement. Donc c’est un genre qui ne figure pas à mon panthéon personnel, ce qui ne m’empêche pas d’être curieux.
Je suis trop fainéant pour avoir imaginé des goûts musicaux qui auraient davantage convenu au narrateur de L’Année de l’hippocampe, et donc, en effet, l’ensemble de la playlist correspond à mes inclinations, à quelques exceptions près… Mais l’objectif n’était pas du tout de montrer à tous combien je savais être éclectique et ouvert. Fondamentalement, on se fout bien de mes préférences musicales, et je n’ai pas choisi cette structure pour faire étalage de mes connaissances. Elle m’a paru la plus adaptée à l’histoire telle que je voulais la raconter. Des chapitres très courts donc, tenant sur une seule page, rythmés par des sons précis.
La musique est un peu comme la littérature : tant de choses à découvrir encore ! De façon très naïve, je reste émerveillé devant la capacité de créer de nouveaux sons, de nouvelles émotions avec quelques notes, une voix originale ou placée à rebours des canons artistiques traditionnels. Je ne sais pas si on peut parler d’histoire d’amour avec la musique, ce n’est sans doute pas aussi passionnel que la littérature, bien que j’aie peut-être davantage de souvenirs forts avec la musique : les concerts qui bouleversent, le disque que l’on trouve enfin, la musique qui console. Le rapport au corps est plus évident avec la musique.
L. L. : Les héros de vos trois livres sont masculins, de profil assez similaire. De grands bruns magnétiques, à la fois déliés et costauds ; torturés et épaulés en même temps par des doubles ; succombant au sentiment amoureux ; secondés par de belles compagnes enjouées, rationnelles autant que leurs amoureux semblent ne pas l’être. Les hommes portent le tribut de la responsabilité tout en étant le centre de manifestations surnaturelles (ou portés à la dépression). Les femmes sont souvent veuves. On a l’impression d’un schéma marquant dont vous exprimez les variations. Pourquoi s’attacher à cette répétition ? (Qui est loin d’être lassante, je le précise.) Pensez-vous pouvoir porter, ultérieurement, la voix d’un personnage féminin ?
Je ne pense pas être capable de parler en lieu et place d’une femme sur la durée d’un roman entier, en tout cas pour le moment. Quant à ce schéma, il n’a jamais été prémédité, il tient sans surprise à mon propre rapport aux femmes, et à la mienne, en particulier (qui n’est pas encore veuve !). Je le répète sans m’en rendre compte à l’origine, et lorsque j’en prends conscience, je l’idéalise forcément, je le tords dans tous les sens, si bien que ça n’a plus toujours de lien direct avec ma propre expérience, qui se trouve donc noyée sous la fiction. Ce qui peut perturber notre entourage, qui croit reconnaître des situations totalement inventées, ou qui passe à côté d’autres qui, elles, sont bien inspirées du réel. Par bonheur, d’ailleurs ! Je reste persuadé que l’on ne peut conquérir sa place dans le monde sans connaître une très grande histoire d’amour. C’est un sentiment qui donne libre cours à tous les comportements et émotions possibles, les plus vils comme les plus exemplaires. Je crois avoir plutôt approfondi les seconds, et réfléchi sur l’idée de perte, ce qui peut donner de façon légitime l’impression que je me fais beaucoup d’illusions sur l’amour. C’est peut-être vrai, mais en même temps, si l’on n’essaie pas d’enchanter sa relation amoureuse, si l’on n’accepte pas de se laisser happer par cette magie, à quoi bon ? Certes, les retours sur terre en sont d’autant plus violents ou douloureux, mais bon, au moins, on ne s’ennuie pas !
L. L. : Vous semblez avoir un problème avec la traduction française de titres étrangers ! À plusieurs reprises, dans L’Ami Butler, le narrateur déplore la traduction française de titres de livres, qui en aplatit, il est vrai, terriblement le sens. Une remarque de ce type apparaît plus discrètement dans Dans les ombres sylvestres au sujet d’un roman italien… Et L’Année de l’hippocampe semble avoir trouvé une solution extensive à ce problème épineux puisque de nombreux titres d’albums de musique sont donnés dans leur langue originale (souvent l’anglais), sans traduction. Pensez-vous important de repousser les limites du français par des intrusions étrangères tout comme le réalisme ne peut être que taquiné par l’irrationnel et l’impossible ?
Je n’ai pas le sentiment de repousser les limites du français. Quant à traduire les titres d’albums, il est parfois plus judicieux de ne pas le faire tant certains sont terriblement mièvres ! Mon intérêt pour la traduction est celui d’un béotien. Il est très facile de s’amuser des mauvaises traductions de titre, en revanche, il ne me viendrait pas à l’idée de critiquer la traduction d’un livre entier, ou même d’une nouvelle, tant que c’est fait avec sincérité. J’ai beaucoup d’admiration pour les traducteurs, du moins ceux qui prennent leur activité à cœur et qui se battent avec le texte pour le rendre meilleur. C’est de toute façon un sujet inépuisable. Dans sa préface au livre incroyable de Ferreira de Castro, A Selva (traduit par Forêt vierge), Blaise Cendrars explique combien la prose chatoyante de l’écrivain portugais est parfois difficile à rendre en français, ce qui l’a obligé à interpréter ou transcrire à sa manière, et il explique donc, à demi-mot, que le livre qu’on va lire est autant un roman de Ferreira de Castro que de Cendrars, mais que lui-même n’est que l’humble dépositaire d’un style et d’une histoire qui l’ont transporté.
Pour ce qui est du réalisme et de l’irrationnel, c’est une distinction à laquelle je ne fais pas attention. J’ai du mal à écrire des livres qui ne seraient que « réalistes », dès l’instant où je crois que notre vie même ne l’est pas. Entendons-nous bien, je ne suis pas un adepte des manifestations surnaturelles et autres couillonnades bidouillées pour le gogo, mais je ne suis pas contre l’idée que cela puisse être possible. Il m’est arrivé plusieurs fois de me sentir très mal à l’aise en forêt, en particulier en fin de journée, où tout ce qui compte est de rentrer le plus vite possible. On peut expliquer ça très rationnellement : la fatigue de la balade combinée avec une lumière finissante qui passe entre des arbres immenses et menaçants, un froid soudain amené par une brise tenace. On peut aussi se dire que la forêt souhaite que vous déguerpissiez ! C’est le propre des personnes qui ont un imaginaire fertile, catégorie à laquelle je pense appartenir : tout est possible, donc, réalité, fiction, légende, racontars, sensations, tout ça fait partie du même monde, et on est libre de l’accepter comme tel ou alors de le réfuter. Mais si on le réfute, on se prive, je crois, de beaucoup d’apaisement. Être rationnel en toutes circonstances doit provoquer de graves maladies !
L. L. : Nous en avions déjà parlé ensemble puisque vous avez eu la gentillesse de participer à la « saison 2 » des livres collectifs Écrivains en séries publiés par la collection Laureli aux Éditions Léo Scheer, les séries télévisées semblent un élément important de votre imaginaire. Je trouve particulièrement signifiant, en guise de clins d’œil référentiels, que vous citiez Six Feet Under et Misfits dans L’Année de l’hippocampe. En effet, Misfits (créée en 2009) semble manifester un goût que vous ne pouvez qu’apprécier pour l’intrication entre une trame sociale et des événements surnaturels. Quant à Six Feet Under (2001-2005), elle parle, comme son titre l’indique, de la mort, et porte au cœur de sa troisième saison, un retournement narratif que vous auriez pu inventer… Quel est l’impact des séries télévisées pour vous ? Revendiquer leur importance, n’est-ce pas une manière de refuser les hiérarchies qui séparent arts savants et arts populaires ?
Les séries télévisées, et là je vais enfoncer une porte ouverte, sont, me semble-t-il, le lieu d’invention le plus prodigieux du point de vue narratif depuis des lunes. Je ne m’en lasse jamais. Je les classe en ligues, comme au foot ! Six Feet Under, c’est clairement le haut du classement de la Ligue 1, en compagnie de Lost, The Wire, Breaking Bad, entre autres. Misfits, c’est plutôt le milieu de tableau de la Ligue 2 ! Une bonne petite série, mais qui n’entrera jamais dans la cour des grands. Les retournements narratifs sont en effet souvent passionnants dans nombre de ces séries lorsque, du moins, on ne les voit pas arriver à dix kilomètres, ce qui arrive parfois. Je reste surtout stupéfait par la capacité à utiliser des personnages secondaires, qui se font oublier pendant plusieurs épisodes avant de réapparaître et donner au récit une tournure complètement nouvelle. The Wire réussit très bien ça, mais il faut dire que les écrivains qui ont épaulé David Simon et Ed Burns, les créateurs de la série, étaient à la hauteur : Dennis Lehane, Georges Pelecanos, Richard Price, entre autres… Je suis également bluffé par la qualité de la très grande majorité des acteurs, et leur capacité à rendre leur « disparition », lorsque la série est terminée, très difficile à vivre… Qui n’a pas eu la larme à l’œil à la fin de Six Feet Under n’a pas de cœur !
Je fais partie de la première génération qui a eu la possibilité de fureter un peu partout et d’élargir considérablement son champ de curiosité grâce aux nouveaux outils de communication, avec une accélération prodigieuse à partir des années 2000. Je suis à cheval entre deux mondes radicalement différents. Je me souviens très bien combien il était difficile de se procurer certains disques à la fin des années 80 et dans les années 90 en vivant dans une petite ville de province. Il fallait être chanceux pour tomber sur l’import du moment ou alors profiter d’un hypothétique séjour à Paris ou à Londres pour faire des razzias. Idem pour les séries télévisées. Il n’y avait pas grand chose à se mettre sous la dent : tout au moins, elles ne supportent pas la comparaison avec celles d’aujourd’hui. Je me suis donc engouffré avec voracité et passion dans ce nouvel espace où tout semble possible, avec toujours présent ce sentiment de l’incroyable chance que cela représente. Maintenant, le seul bémol, c’est que toute notion de frustration a presque disparu tant tout paraît accessible. Jusqu’il y a peu, seuls les livres s’entassaient à la maison en attendant d’être lus. Ils ont été rejoints par des albums, des concerts en souffrance, des séries, des films. C’est invivable ! Au secours !
Je ne sais pas jusqu’à quel point je suis ou non représentatif de cette génération. Pour moi, la distinction entre arts savants et arts populaires n’a pas vraiment de sens dans la pratique, tant qu’on garde à l’égard de ces deux formes un sens critique. Rester capable de dire pourquoi telle œuvre est phénoménale ou à l’inverse lamentable, en argumentant, est très important, il me semble, ce qui suppose aussi d’accepter en retour une contre argumentation. En revanche, savoir si cette distinction a encore un sens sociologiquement, et pour quels groupes sociaux en particulier, voilà autre chose. C’est une autre question, et je ne vais pas me risquer à y répondre, d’autant que l’un des problèmes centraux gravitant autour de ça, celui de l’égalité d’accès, a été reformulé en profondeur par internet, les sites ou les revues en ligne spécialisés et le téléchargement.
L. L. : Le surf est également une passion des héros de Dans les ombres sylvestres et L’Année de l’hippocampe, ce qui permet d’ailleurs aux non initiés de découvrir la magie du hang five et du hang ten, pendant lesquels le surfeur entre en symbiose avec la vague et l’équilibre… Le surf rythme la vie du narrateur. Est-ce une manière d’inclure narrativement une passion personnelle ? Ou peut-on considérer l’expression de cette activité comme la métaphore d’une prise au réel à la fois incertaine et portant sa part de magie ?
J’ai eu un rapport un peu stupide au surf. Vivant au bord de l’océan dans ma jeunesse, pendant très longtemps, je ne m’en suis pas senti digne. J’étais saisi par le mythe du surfeur roots, marginal et donc trop proche de ces limites infranchissables pour mon éducation plutôt stricte. Il y a de magnifiques et dramatiques histoires autour de quelques légendes locales, qui souvent se sont affranchies des normes sociales pour vivre cette passion, ce pour quoi je n’étais absolument pas prêt. J’ai démoli pas mal de mes inhibitions et sauté le pas un peu avant mes trente ans. J’ai découvert à quel point c’était puissamment addictif et merveilleux, mais je resterai à jamais un surfeur très médiocre techniquement, parce que j’ai commencé bien trop tard pour être efficace et esthétique. Je me sens en revanche très soul surfer, dans le sens où tout le cheminement qui conduit au moment où on se met debout sur la planche est important. Attendre le moment où les conditions sont bonnes, sentir cette électricité qui s’approche, préparer ses affaires, se rendre sur le spot, souvent à pied après avoir laissé la voiture ou le vélo, l’observer, entrer à l’eau, ramer, attendre de nouveau, sortir de l’eau et marcher sur la plage pour rejoindre un spot qui fonctionne mieux, etc. Il est très difficile de traduire, par les mots, ces sensations. Je crois qu’on ne peut y arriver qu’en décrivant une atmosphère sur le long cours. Tim Winton, dans Breath (traduit sobrement par Respire !), y est bien parvenu, il me semble. Et puis, les Landes sont un territoire vraiment sauvage, il y existe des spots où on peut surfer seul sans difficultés, ou partager des moments de volupté avec un ou deux potes sinon une rencontre de passage. Le surf, c’est un plaisir éphémère qui demande beaucoup d’abnégation mais qui persiste dans l’esprit pour toute la vie. Un peu comme l’écriture, on y pense tout le temps, et on ne sent pas bien lorsqu’on en est privé.
Les dimensions métaphoriques du surf sont importantes, mais encore une fois, je préfère m’en tenir au ressenti dans mes romans, sachant que dans l’absolu, je tiens pour acquis que tout le monde sait peu ou prou que le surf a été un moyen efficace d’envoyer paître l’ordre établi pour pas mal de jeunes générations entre les années 50 et 70. Encore aujourd’hui, se trouver à l’eau en semaine avec l’océan et les dunes comme horizons et la forêt en arrière-plan, reste l’une des rares façons de faire un joli et puéril doigt d’honneur. Ainsi, le lien entre le surf et la contestation est évident. Je ne parle pas du surf de compétition, bien entendu, mais du surf libre.
L. L. : Mes deux questions précédentes m’amènent à vous demander de façon tout à fait digressive si vous connaissez la série John from Cincinnati qui accomplit, justement, la réunion du surf et d’une atmosphère surréelle très lynchienne… Cette série de David Milch et Kem Nunn a été diffusée en 2007 sur HBO. Elle n’a connu qu’une saison. Elle se déroule au sud de la Californie dans une famille de surfeur, les Yost, qui connaît des difficultés. Le fils, Butchie, est héroïnomane, le père, Mitch, avait quitté la compétition suite à une blessure et vit un mariage difficile avec l’angoissée Cissy, le petit-fils, Shaun, semble encore plus doué en glisse que ses ascendants… Un étranger lunaire, John from Cincinnati, débarque et semble, à coups d’interventions d’idiot du village et de phrases répétées (comme « Some things I know and some things I don’t »), s’attaquer à résoudre les problèmes de cette famille… Que pensez-vous de cette série ?
Il y a des moments qui sont incroyablement ennuyeux dans cette série, mais sans eux, elle perdrait tout son sens. La galerie de personnages est surtout étonnante. On y retrouve des acteurs qui ont joué dans Beverley Hills, The Wire, Les 4400, Mariés, deux enfants, Jericho, Sons of Anarchy, etc. On se sent en confiance ! Et cette bigarrure renforce l’aspect étrange de la série. C’est vraiment dommage que HBO l’ait annulée, parce qu’on reste sur sa faim. Tant de questions restent non résolues, même si on sent bien que le principe moteur, c’est de ne rien résoudre du tout pour s’abandonner à une certaine poésie de l’impossible. Le scénario (mais peut-on parler de scénario ?) est aussi déroutant que la plupart des romans de Kem Nunn, qui sont quand même pas mal déjantés ! Certains monologues dans la série sont assez ahurissants, il y a également des épisodes sans une seule image de surf ! Et Shaun a, de même que John, un côté lunaire particulièrement frappant, qui n’en fait pas un demeuré mais le seul sage de la série… C’est une série de Ligue 2, qui aurait pu prétendre à la montée en Ligue 1 si on lui avait laissé sa chance !
L. L. : La notion de révolte est omniprésente dans vos romans. C’est une révolte à échelle personnelle pour Johan et Timon, les jumeaux de L’Ami Butler. Elle se colore d’une teinte plus politique dans les ouvrages suivants. Audric Gueudespin, dans Dans les ombres sylvestres, fait une thèse d’histoire sur des figures de révolutionnaires… et peut-être participe-t-il lui-même, d’une certaine manière, de cette mouvance. Quant au héros de L’Année de l’hippocampe, il a fait partie d’une organisation de surveillance sociale et tend à questionner l’ordre établi. Pensez-vous que la littérature doive prendre le politique à bras le corps ? Pensez-vous qu’elle puisse avoir une efficacité politique ?
Aujourd’hui non, je ne pense pas qu’elle puisse avoir une quelconque efficacité politique. Il est très difficile d’apporter une réelle nouveauté en matière de contestation sociale qui ne passerait que par l’écriture. La liberté d’expression est telle qu’on trouve sans difficultés tous les moyens de s’informer sur les conditions de domination, voire d’y échapper. S’exprimant dans un tel espace saturé, que peut concrètement la littérature ? Pas grand-chose, sinon s’en tenir à un registre métaphorique, le moins lourd possible, tant qu’à faire. En ce sens, elle peut encore donner à penser à chacun de nous, ce qui est déjà énorme. Mais espérer changer quoi que ce soit dans l’immédiat avec un roman, voilà qui me paraît bien improbable. Cela dit, pourquoi pas, après tout, il faut laisser vivante l’idée que quelqu’un y parviendra !
L. L. : On pourrait également évoquer la marginalité – autre forme de révolte sociale. Les héros de vos romans traversent une crise, une période de doute pendant laquelle ils remettent en question leurs investissements sociaux et industrieux précédents. Comme s’ils prenaient soudain la mesure de la fugacité de la vie et tentaient, par l’inaction, d’arrêter le temps. Est-ce une manière de réponse à une société de plus en plus chronophage ? Une façon de critiquer la religion du travail ?
Quelles sont les choses qui au final restent les seules pour lesquelles il faut se battre coûte que coûte, et prendre le temps de le faire ? L’amour, quand on a la chance de le connaître et que ce sentiment éprouvé soit partagé par l’autre, bien sûr. Les enfants, lorsqu’on en a. La ou les passions qui nous tiraillent constamment. Dans ce dernier cas, ce peut être le travail, c’est légitime et admissible, me semble-t-il, mais lorsque ce n’est pas le cas, il devient tout à fait secondaire. De toute façon, je me considère comme un contemplatif mélancolique et enthousiaste, ce qui n’est pas du tout incompatible, donc, en effet, plus je me donne le temps de feignasser en toute conscience, mieux je me porte ! Je partage complètement le point de vue du narrateur de L’Année de l’hippocampe : le monde est merveilleux et effrayant, et lorsqu’on assume de ne pouvoir être capable de le changer ou de l’amender en profondeur, alors il faut s’en accommoder et tenter d’y apporter modestement son écot, qui peut être critique, toutefois. C’est ce que j’essaie de faire en littérature en y apportant une voix qui s’efforce d’être un peu originale. Ce qui bien entendu est d’une folle prétention : écrire est au départ d’une irrésistible immodestie ; prétendre au surplus laisser une trace, aussi infime soit-elle, alors là, on entre dans la mégalomanie totale !
L. L. : Dans L’Année de l’hippocampe, le narrateur affirme : « Vivre est difficile, mais vivre avec soi l’est encore plus » et cela pourrait être le leitmotiv de tous vos héros, torturés. Pensez-vous pouvoir leur apporter de l’apaisement dans de prochaines fictions ? Ou avez-vous besoin de cette tension narrative ?
Je ne saurai pas inventer un personnage principal parfaitement béat et heureux de vivre en toutes circonstances ! La violence des sentiments ou des situations ne peut qu’être présente, et simultanément, il est nécessaire qu’il y ait des plages de sérénité, où il ne se passe rien, où on sent que l’abandon de soi-même est enfin possible. Cela tient aussi au fait que je n’aime pas m’ennuyer en écrivant. Il faut bien avouer que les rapports sociaux sont en général hostiles et tendus bien plus que tournés vers l’empathie. Mais c’est un bon sujet, une société où tout le monde est heureux, la littérature, le cinéma et des séries télévisées s’en sont déjà emparé d’ailleurs. Une société où tout le monde se fout sur la gueule en permanence, ça peut être drôle, aussi, à traiter !
L. L. : L’Ami Butler et Dans les ombres sylvestres développent un style à la fois direct et très littéraire, ne faisant pas l’économie d’un certain lyrisme tout en ménageant un humour omniprésent – les héros pratiquant notamment beaucoup l’autodérision. De quels auteurs vous sentez-vous proches ?
Je vais faire une liste, par ordre alphabétique, de ceux dont je me sens proche, d’autant que la plupart ont une véritable œuvre derrière eux, une somme de livres qui bâtit un univers qui leur est propre, très aisément identifiable. Une liste de vivants et de morts confondus, toutes nationalités mélangées, de sorte qu’on ne pourra distinguer une quelconque hiérarchie, ce qui est très malin de ma part !
Alphonse Allais, Rick Bass, James Carlos Blake, Roberto Bolaño, Larry Brown, James Lee Burke, Blaise Cendrars, Jacques Chauviré, Eric Chevillard, Joseph Conrad, Pierre Desproges, André Dhôtel, Dostoïevski, Jean-Paul Dubois, James Ellroy, Timothy Findley, Jean Forton, André Hardellet, Jim Harrison, Jack London, Lovecraft, Maupassant, Cormac Mc Carthy, Chris Offutt, W.G. Sebald, Robert Penn Warren, Wallace Stegner, Robert Louis Stevenson. Chez ceux-là, presque tout est défendable. Après, il y aurait bien une autre série avec, au hasard et dans le désordre, des auteurs comme John Irving, Paul Auster, Jorge Luis Borges, Raymond Federman, Mario Vargas Llosa, François Augiéras, Enrique Vila-Matas, Jonathan Coe, Emmanuel Bove, Bernardo Carvalho, Raymond Guérin, Paul Gadenne, Kafka, Robert Walser, David Peace, Jean Echenoz, Felisberto Hernandez, Robert Hasz, André de Richaud, Joseph Delteil, Rodrigo Fresan, Philippe Djian, Joseph O’Connor, Javier Cercas, Kurt Vonnegut, etc. dont certains livres me touchent beaucoup plus que d’autres. Et il y a l’immense panel de ceux dont je n’ai lu qu’un ou deux livres mais qui m’ont considérablement marqué ; parmi ceux qui me reviennent instantanément, je peux citer : Paul Watkins, Vassili Golovanov, Rolf Brinkmann, Christopher Koch, Carlos de Oliveira, Dominic Cooper, Ferreira de Castro, mais je me rends compte que ces listes peuvent être sans fin, donc j’arrête ! Parce qu’il y aurait aussi des poètes à créditer, et on en sortira pas ! Comme je suis un lecteur boulimique, je pourrai en citer des centaines, finalement cette litanie n’a pas de sens, parce que je n’ai pas donné le nom d’auteurs que j’aime beaucoup comme Jean-Pierre Abraham, Thomas Vinau, John Harvey, Kenneth Cook, et bon, ça suffit maintenant. Je vais m’en vouloir parce que j’en oublie des tas, dans chaque catégorie. Je ne devrais pas céder à répondre ce genre de questions !
L. L. : L’Année de l’hippocampe conserve certaines obsessions présentes dans vos deux premiers livres en manifestant une rupture de style. La certaine préciosité dont j’ai parlé précédemment fait place à un style plus oral, le narrateur écrivain un journal et revendiquant un certain relâchement langagier. Est-ce à dire que vous finissez là un cycle, une trilogie ?
Chaque livre aide à préparer le suivant. Cela dit, ces trois premiers terminent un cycle parce que pour le moment, je pense que je n’aborderai plus certaines des questions qui m’ont taraudé : l’amour, l’amitié, le double, l’illusion. Ou alors de façon différente. Ou peut-être que si. Je n’en sais rien après tout.
L. L. : Quelle est la suite ?
Some things I know and some things I don’t !
[1] Ouvriers agricoles (en général métayers, à l’époque que l’on évoque) dont l’activité consistait à inciser l’écorce des pins maritimes afin d’en recueillir la gemme (résine). Dans un appendice en fin d’ouvrage, Jérôme Lafargue précise : « Les gemmeurs étaient considérés, avec les cheminots, comme l’un des corps de métier les plus virulents et les plus activistes. »
[Cet entretien avec Jérôme Lafargue réalisé en janvier 2012 est paru dans La Revue Littéraire des Éditions Léo Scheer n°52]