Ma mère aurait certainement préféré que je conserve jalousement cette recette – même si ce n’est évidemment pas la recette qui compte – bien que l’on ne puisse imaginer (elle nous a quitté en 1996) quelle aurait été sa réception de l’ère d’Internet. L’échange généralisé qui trouble les confidences de familles. C’est donc avec la supposition de son consentement d’un glissement technologique (cocotte en fonte) à l’autre (Mac) et en souvenir d’un succès osso buccien dégusté par Maïa et Sébastien que j’énonce – pour quatre personnes :

– 4 grosses tranches de jarret de veau (bon le jarret ! choisissez bien votre boucher ; du côté de Montorgueil, à Paris, vous avez l’excellent Triboulet, par exemple…)

– 1kg 500 de tomates en cubes (ou pulpe de tomates)

– 1 oignon

– 1 boîte d’anchois

– 2 feuilles de laurier

– 2 ou 3 gousses d’ail

– 1 botte de persil

– 1 carotte

– le zeste d’une demi-orange

– de l’huile d’olive

– du beurre

– du sel et du poivre

– grosses pâtes du sud de l’Italie* ; selon votre région de prédilection en Italie, choisissez Conchiglioni Rigati (en forme de coquillage, originaires de Campanie) ou Paccheri** (de Calabre, cannelées ou pas).

La recette de base et les gestes sont maternels. J’ai ajouté la carotte, les anchois, l’orange…

Dans la plus grosse cocotte en fonte (de chez Doufeu Le Creuset, par exemple) que vous aurez pu trouver, rendre tranquillement transparent l’oignon qu’on aura préalablement épluché et coupé en fines lamelles – désolée, je n’ai pas de méthode fiable pour ne pas pleurer –, sur fond de mélange subjectif de beurre et d’huile d’olive. Touiller avec une cuillère en bois. Lorsque tout cela est joliment transparent, presque au point de faire penser à une quelconque production de la mer pas encore arrivée à maturité et prête à être dévorée par un prédateur salivant (la murène de Nathalie Quintane dans Cavale ?), retirer du feu et réserver dans une assiette.

Dans la même cocotte, en rajoutant tout aussi subjectivement un mélange de beurre et d’huile (les origines, les voyages et les mariages comptent en cela beaucoup), faire revenir les jarrets de veau, à feu plus vif que pour l’oignon. Les poivrer et les saler mais légèrement – car quelques anchois viendront mettre leur grain de sel plus tard.
 Ajouter les gousses préalablement écrasées au presse-ail (on en enlève le germe comme d’habitude) et l’oignon, sur la fin – il ne doit pas brûler – ainsi que la carotte que vous aurez râpée.
 Si vous invitez une douzaine de personnes à dîner, bien évidemment, le faire en plusieurs fois, réservant les jarrets dorés au fur et à mesure – et rajoutant autant de matière grasse que nécessaire.

On peut aussi, à ce stade, déglacer au vin blanc sec – mais je n’en suis pas adepte, pour ce plat précis.

Quand tout est bien doré (mais pas cuit, évidemment) de tous les côtés, mettre tous les jarrets dans la cocotte et ajouter les tomates en cube, le laurier et la moitié du persil dont vous aurez soigneusement découpé les feuilles avec une paire de ciseaux, au fond d’un verre – je connais aussi la méthode dite « de la paume » mais qui s’apparente souvent à de l’automutilation : préférer le verre. Rajouter éventuellement un peu de poivre. On peut aussi mettre une petite pincée de piment, de quatre épices, de ce qu’on trouve dans sa cuisine… mais c’est vraiment une question d’inspiration personnelle et d’humeur.

Touiller l’ensemble comme vous pouvez (c’est lourd tous ces jarrets !) pour vérifier que tout est bien réparti et que rien n’attache au fond.

Baisser le feu au minimum, couvrir et laisser cuire au moins 2 heures en surveillant et touillant de temps à autres. Je vous conseille pendant ce temps mes lectures du moment : Anima de Wajdi Mouawad, La Bande dessinée et son double de Jean-Christophe Menu, Poppermost de Pacôme Thiellement…

Une demi-heure avant la fin, ajouter les anchois que vous aurez préalablement écrasé dans leur propre huile – je sais, c’est aussi cruel qu’écraser les calamars dans leur propre encre, mais bon, l’osso bucco n’est pas une recette végétarienne, non plus… Touiller pour lier la sauce. Vérifier ensuite que la teneur en sel soit suffisante – tout dépend de la motivation des anchois à saler la sauce ; on peut les y aider sans remords.

Ajouter le reste de persil (toujours ciselé).

Se pose ensuite la question épineuse du zeste de l’orange. Ça dépend de la disposition d’esprit. Personnellement, il y a des jours où je n’ai pas envie qu’un relent d’orange se mêle à l’onctuosité sous-jacente de la moelle collant aux énormes pâtes italiennes tout juste al dente. D’autres où le piquant de l’agrume semble relever et rendre aérienne la lente cuisson quasiment caramélisante des tomates et de la viande… Je vous laisse donc prendre en compte les différents facteurs (température, invités, semaine passée, fromage et/ou dessert…) et choisir…

Reste la cuisson des pâtes. Dans le plus grand récipient possible, avec la plus grande quantité d’eau (salée) possible : environ 13 minutes pour les Conchiglioni rigati 126 et les Paccheri 125 ; 15 minutes pour les Paccheri rigati 130 de chez De Cecco. Il est impératif de conserver la fermeté de la pâte. J’insiste. En Italie et en Corse, on ne rigole pas avec ça.

Il n’y a plus qu’à servir et à bien racler les os – à moelle.
 Servir avec un bon rouge puissant. Un Saparale, un Pic Saint-Loup, un Cirò rosso, un Aglianico del Taburno rosso riserva…

Régalez-vous.


* Les Limongi – si on remonte à quelques siècles – seraient originaires de Maratea, province de Potenza, dans la région Basilicate, en Italie méridionale. « Maratea » descendrait – selon Giacomo Racioppi – du grec « marathos » μάραθος, c’est-à-dire fenouil sauvage. D’autres recettes en perspective…

** Le site De Cecco donne quelques précisions lexicographiques : « Les Napolitains appellent ce type de pâtes “paccare” dont la traduction en Italien est “schiaffo” (gifle). Peut-être que dans la tradition populaire, on voulait rappeler leur consistance grosse et lourde, comme une gifle bien placée. » Bref, un tiramisù (de « tirami sù » en italien, littéralement « tire-moi en haut » qui signifie « remonte-moi » moralement ou physiquement…) en dessert, et tout le monde va se coucher.