L’espèce de dégoût avec lequel on manipule souvent le mot « victime » dans les échanges qui nous occupent ces derniers jours m’alarme un peu.
« Ah non, je ne me considère pas comme une victime ! »
« J’ai été violée mais je m’en suis remise, je ne me considère pas comme une victime. »
« Ça fait vingt ans que je subis régulièrement des choses qui vont du harcèlement à l’agression sexuelle mais je sais me défendre donc je ne me considère pas comme une victime. »
J’évoque ce réflexe d’autant plus aisément que dans une certaine mesure, j’ai pensé ainsi, pendant longtemps. J’essayais de me persuader que c’était du courage. Me mettre dans le camp des dominants, symboliquement, à travers une attitude puissante, amazone, devrait me protéger. Est-ce vraiment du courage ?
Et en y regardant de plus près : si la honte associée au mot « victime » faisait partie intégrante du système de domination ?
Dénoncer ce qui a été subi = devenir une victime. Passer dans l’autre camp, celui qu’on montre du doigt. Se taire = rester invisible donc, dans une certaine mesure, se protéger.
Arrêter de considérer les « victimes » comme un camp de pestiféré-e-s dont on ne fait, ah non, absolument pas partie, pourrait faire partie du processus d’un changement de mentalité plus profond.
En consultant mon cher Littré, je découvre qu’il y a débat autour de l’étymologie de « victime ». C’est décidément un mot, une notion qu’on manipule avec un tas de pincettes… Mais cela va peut-être nous servir, dans le contexte qui est le nôtre.
Il y a trois étymologies possibles (latines) :
1. « Vincire » : « lier » car on attachait la victime (« victima ») ;
2. « vincere » : « vaincre » parce que la victime était sacrifiée au retour de la victoire (tandis que l’«hostia» l’était en allant à l’ennemi) ;
3. « vigere », « être fort », parce que la victime était une grosse bête.
Donc dans le mot « victime » outre le lien qui rappelle que la victime n’est victime que parce qu’il y a le geste d’un agresseur (ce n’est donc pas une faiblesse de se considérer comme une victime : c’est le geste de l’agresseur qui fait surgir la dénomination victime !), il y a deux verbes qui manifestent la force.
Les « victimes » ne sont pas de petites choses qu’on écrase sous un talon et qui s’en plaignent plus ou moins bruyemment, qui seraient souillées par une tache indélébile mais bien la manifestation la plus poignante de notre humanité. Car les victimes le sont au sein d’une société à laquelle nous appartenons toutes et tous : nous faisons toutes et tous partie de cet échiquier qui rend possible l’existence de victimes et d’agresseurs.
Être une victime, à un moment de sa vie, c’est être le miroir de la faiblesse de quelqu’un d’autre. L’indignité est du côté de l’agresseur.
Toutes et tous pouvons un jour être victimes quelle que soit notre force (« grosses bêtes ! »), l’image que nous avons de nous-même. Et au lieu d’excécrer cette faille, avec un dégoût immense, il faudrait peut-être l’accueillir avec tendresse. Avoir le courage de nommer ce qui doit l’être.
Je ne pense pas que les victimes soient faibles.
Je ne pense pas qu’on meure d’un cancer parce qu’on « ne s’est pas assez battu » contre le cancer.
Je pense qu’une espèce qui rêve, écrit et compose de la musique vaut mieux qu’un manichéisme aussi primaire au sein duquel le conflit, le rapport dominants/dominés, est permanent – et je peux vous garantir que jusqu’à mon dernier souffle, je ferai tout pour prouver qu’autre chose est possible.
Je ne pense pas que les agresseurs soient forts ou nimbés d’une aura de pathos romantique. Je pense qu’ils agressent justement parce que ce sont eux qui sont faibles : effrayés par la liberté, l’indépendance, des entités beaucoup plus grandes, souveraines, beaucoup plus fortes qu’eux ; peur de ne pas être le centre du monde. Et leur seule réponse face à leurs propres angoisses n’est pas de l’ordre de la pensée puisqu’elle consiste à blesser, à annihiler. Bien entendu, ils ne trouvent jamais la réponse qu’ils attendaient, elle ne leur sera jamais accessible, par nature : ils ne gagnent rien en transformant une autre personne en victime.
Et c’est en envisageant les choses sous cet angle-là qu’on se rend compte que – « vincere », « vigere » – les victimes sont dignes et fortes. Si elles ont le malheur de devenir, à un moment de leur vie, les offrandes de l’étrange monde dans lequel nous vivons, c’est en les considérant comme des héros, des héroïnes, en leur permettant de parler, de reprendre le cours de leur vie, qu’on pourrait parvenir à rendre caduque ce duo sisyphéen. Un jour.
Dans Le Robert historique de la langue française, « victime » se trouve entre « vicissitude » (« changement par succession de choses différentes ») et « victoire ».
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