Concernant « l’affaire Weinstein ». Nous sommes en 2017 et on fait mine de découvrir que le monde du spectacle est plein de vieux dégueulasses puissants qui agissent en toute impunité. On aurait pu protéger un bon nombre de femmes et l’omerta a prévalu parce que sinon, ça aurait fait perdre de l’argent à beaucoup de monde – et, isolées, sans soutien, la carrière des victimes aurait été brisée.
Je mets un point d’honneur à n’évoquer que des choses que je connais, alors j’aimerais quand même dire que d’après mes statistiques personnelles issues d’observations directes ou de discussions avec des consœurs, je pense que dans le milieu littéraire français, il n’est pas d’autrice qui n’ait subi au moins une fois le désagrément d’être traitée comme un objet de décoration convoité pour autre chose que son style (à l’inverse de ses collègues masculins) ou une agression sexuelle en règle.
J’ai commencé à publier et fréquenter le milieu littéraire parisien quand j’avais une vingtaine d’années, à la fin des années 1990, alors j’en parle en connaissance de cause. À l’époque, on ne disait pas « j’ai subi une agression sexuelle », on osait à peine penser « c’est normal ce qui vient de se passer, là ? ».
J’avais passé mon enfance et mon adolescence en Corse et c’était vraiment bon enfant de ce côté-là (spéciale dédicace à Maurice Szafran qui pense que les femmes n’ont pas accès aux bars en Corse… Je lui dédie les litres de whisky coca – ce n’était pas encore la mode du mojito hélas, c’est quand même moins dégueulasse – que j’y ai bus) : je faisais la fête, rentrais chez moi à pas d’heure, marchant seule dans les rues, jamais je ne me suis sentie en danger ni considérée comme une proie. Enfin, j’avais une grand-mère qui avait peur des hommes mais aussi des Arabes, des Juifs, des Noirs, des acides gras saturés, des francs-maçons, des bolchéviques et du Minitel… donc je n’apportais pas grand crédit à sa parole. J’ai été élevée de façon peu genrée, comme on dirait maintenant. Rien ne m’avait préparée à être considérée comme un bout de viande sur l’étal d’un boucher. La prise de conscience a été rude. En bon animal qui tient à sa survie, j’ai donc adapté mon attitude et fermé ma gueule quand une mésaventure m’arrivait car, bien sûr, ma première réaction était de me dire que ça devait forcément être de ma faute. Je portais une jupe, j’étais une tarte provinciale, j’avais dû trop sourire, etc. Et puis j’étais orpheline et fauchée. J’ai mis plusieurs années à me rendre compte que je n’étais coupable de rien… Malgré tout, je tiens à ne pas avoir ce prisme méfiant en tête, même quand je me retrouve dans la fosse aux lions ; ce serait absolument insupportable. Alors il m’arrive encore de comprendre un peu tard, sur un terrain professionnel, je le précise, qu’on est en train, out of the blue, de glisser sur une pente dont je ne veux pas. Ça m’attriste toujours – pendant plusieurs minutes, j’ai cru qu’on me traitait d’égal à égal et badaboum ! – mais ma chance, c’est d’avoir hérité du regard des Limongi, corses originaires de Calabre, ça calme illico (babbu, babbone, a ringraziavvi).
Parfois, par lassitude, je me mets à appeler de mes vœux le corps de Duras dernière période afin qu’on me foute la paix. J’ai acheté des cols roulés et me suis rasé la moitié de la tête. C’est un début. Comme ça, quand on me regarde du côté gauche, on peut peut-être oublier pendant quelques minutes que je suis dotée d’un vagin. « Make myself an awkward thing to kill » (B.S. Johnson, You’re Human like the Rest of Them). Ou on peut se dire que dans une certaine mesure, métaphoriquement tout du moins, les femmes sont encore trop souvent les Indiens de notre société pourtant si fière de sa démocratie, de sa civilité : aliénées, inaudibles, parquées sous une étiquette de féminisme agressif – alors qu’il ne s’agit que d’une revendication légitime d’égalité.
Je suis un peu triste parfois quand, évoquant cette pression, certains amis qui ne se permettraient pourtant pas des choses pareilles ont une nuance dubitative dans le regard. Peut-être sont-ils incapables de comprendre une chose qu’ils n’expérimentent pas ? Se disent-ils qu’on exagère ? Ont-ils peur de mal interpréter des codes et donc de se retrouver dans le camp accusé ? Confondent-ils désir d’exister en dehors de son déterminisme sexuel et pruderie hystérique ?
Car certains vont s’exclamer, catastrophés : oui mais alors, la séduction n’a plus de place dans ce monde d’amazones brandissant un sécateur ! Rien à voir. Je ne parle évidemment pas des rapports, légitimes, de séduction. Les gens – et je m’inclus dans le lot – ont bien le droit de se draguer, se grimper dessus à l’envi, de prendre des cuites et de se réveiller dans des lits avec des suçons et la migraine et puis d’acheter un foulard et de l’Efferalgan pour rentrer à la maison ou se marier ensuite et avoir beaucoup d’enfants ou pas. Il ne s’agit en aucun cas d’un jugement moral et encore moins puritain. (Et puis on s’en voudrait de toucher au sacrosaint libertinage à la française.) Non, ce qui est en cause, c’est 1) la question toute simple – pourtant apparemment pas évidente pour tout le monde – du consentement : quand on dit « non », aussi étonnant que cela puisse paraître, eh bien cela signifie : « non » (voir ce lien didactique pour ceux qui auraient des doutes) – et bonne nouvelle, le corollaire, c’est que quand on dit « oui », c’est « oui » ! 2) la façon dont des hommes de pouvoir pensent que les femmes, c’est open bar. Un peu comme les mignonettes dans les frigos de leurs suites : il suffit d’en arracher le bouchon avec les dents. Parce qu’ils ont la bite et la thune. Le scandale, c’est la volonté de soumettre à son désir des êtres dont on pense qu’ils sont inférieurs économiquement voire biologiquement et que donc, ils n’ont qu’à subir et la boucler. Ça vaut pour tous les milieux.
Après l’affaire DSK, j’ai remarqué une espèce d’étrange trouille dans la pupille d’hommes fréquentant les grands hôtels du monde entier et portant volontiers leurs peignoirs en éponge entrebâillés à toute heure de la journée – il se trouve que j’en connais. Si les femmes de chambre qui n’ont parfois même pas de papiers commencent à attaquer, où va le monde ? Et à présent l’affaire Weinstein. Les choses seraient-elles en train de progresser, enfin ?
J’enseigne à des étudiants et des étudiantes qui déboulent ou vont débouler dans ce monde-là très bientôt et mon souhait le plus cher est qu’aucune n’ait jamais à subir ça.
Aucune.
Jamais.
Pas de remarques salaces de « collègues » après une lecture, pas de « viens sur mes genoux boire du Chablis, on discutera de ton manuscrit »… rien qui ne s’approcherait de près ou de loin de la réaction d’Anthony Lamont, le personnage de Gilbert Sorrentino, éconduit par la poétesse Lorna Flambeaux (dans Salmigondis). C’est pour cela que j’écris ces quelques lignes aujourd’hui, en me faisant violence, car je n’ai aucun goût pour la confidence. Si on veut éviter ça, il faut se parler, permettre à la justice de condamner ceux qui doivent l’être, écouter la parole des victimes, et, du côté des femmes, cesser de se sentir coupables alors qu’on ne l’est pas. Estimer qu’il est légitime de se mouvoir dans un milieu professionnel sans être considérée en permanence comme un objet sexuel.