
Je me sens toujours autant démunie et maladroite quand il s’agit de poser des mots après la disparition d’une personne que j’aime, estime, qui forme un point essentiel sur l’horizon de mes événements. Pourtant, il le faut, n’est-ce pas ? Pour ancrer quelque chose. Pour se souvenir. Pour celles et ceux qui restent.
Donc voilà, Frédéric Hanak, Fred Hanak est mort. Beaucoup trop tôt.
Je l’avais connu lexicographe à la toute fin des années 1990. Nous travaillions pour la même boîte – j’étais lexicographe aussi –, lui en free lance, moi en interne. Outre la rédaction de mes définitions, j’en relisais, dont les siennes, nous passions ainsi pas mal de temps au téléphone, souvent la nuit – il était du genre à appeler à 3 heures du matin sur mon portable comme si c’était l’après-midi avec une qualité unique : cela ne m’agaçait pas… – d’autant plus que nous nous sommes immédiatement découvert un réseau de relations communes : Orio & co, Chronic’art. Il était très bienveillant, partageait à tout-va ses enthousiasmes littéraires et musicaux. Des heures à aller d’exemples de cooccurrences en livres à dévorer, avec des blagues et des digressions… beaucoup de joie, toujours une pointe de mélancolie. Et puis quelques années plus tard, on a aussi évoqué ce que c’était d’avoir un corps un peu capricieux – autre point commun.
J’étais impressionnée par la méticulosité de son travail alliée à la détermination de mener de front son univers de création, exigeant, et ses travaux de commentaire ou d’analyse, qu’il traitait avec autant de sérieux. Outre de nombreux articles pour Chronic’art, Noisey… il a ainsi publié deux volumes de Combat Rap, au Castor Astral, avec Thomas Blondeau. Moi, quand on s’est connus, j’avais l’âge qu’ont mes étudiant·e·s aujourd’hui, je venais de publier mon premier livre et l’impression d’avoir du mal à tenir cet équilibre, je me laissais dévorer par tout ce qui me retenait de mettre trop profondément les mains dans le cambouis de l’écriture – Al Dante, la lexicographie, d’autres piges, quelques boulots ponctuels en librairie… Fred mais aussi Béatrice Cussol, côtoyée à la même époque, étaient des modèles de rigueur.
Le point commun des diverses productions de Fred ? Un regard acéré, original et généreux, une passion pour l’exactitude virtuose de la langue, de l’intrépidité ! voire une salutaire irrévérence, des connaissances approfondies, éclectiques, de la réflexion ; beaucoup de talent. Il y a quelques années, en tombant par hasard sur une intervention de lui à la radio – France Culture, je crois –, d’un bagout subtil et échevelé, comme toujours, je m’étais fait la réflexion qu’il déployait une poétique de moraliste (au sens littéraire) avec les outils des années 2000 : en étant attentif, on pouvait percevoir que l’apparente décontraction de son expression se surimprimait à un travail syntaxique et terminologique de précision. Lexicographe un jour, lexicographe toujours.
J’ai immédiatement aimé le travail de dDamage, groupe qu’il formait avec son tout aussi talentueux frère JB, des albums à écouter et réécouter comme des cathédrales rugueuses, facétieuses, baroque-béton, mais aussi à voir sur scène où l’énergie de Fred et JB était dingue, parfois électrique.
Après, on sait ce que c’est, on s’est un peu perdus de vue, j’ai arrêté les piges de lexicographie, notre réseau d’amis a changé, je ne vais plus guère aux concerts car je ressens le besoin fébrile d’être en forme à l’aube – j’ai la trouille de crever avant d’avoir écrit « mon grand livre », je dois commencer à vieillir… Mais dès qu’on se croisait, ce qui arrivait tout de même une ou deux fois par an (et toujours au salon du livre, d’ailleurs, bizarrement), il y avait une familiarité immédiate, celle qui rassure sur le monde, celle qui fait toujours chaud au cœur. On cligne des yeux en souriant : « amis ».
Tu vas nous manquer, bordel de merde.
Mes affectueuses pensées à tes proches.
[Photo de Fred Hanak postée par JB Hanak sur le site de dDamage.]
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