Dans la maison de mes parents, les rayonnages de livres étaient nombreux. Leur tonalité était majoritairement brune avec des liserés or, jaune et noire, quelques toilés rouges, de grands formats avec bandeaux « Prix Goncourt » offerts rituellement par ma grand-mère à Noël. De vastes séries Sélection du Reader’s Digest et Jean de Bonnot, des Pléiade marquant l’origine bourgeoise de mon père – qui ne lisait jamais –, les Série noire et autres Masque de ma mère, prolétaire autodidacte qui dévorait au moins trois livres par semaine – et pas que ses policiers. Ayant hérité de l’appétit lecteur de ma mère que je me suis échinée à aggraver, cela m’a permis de réaliser un beau parcours au sein de la littérature classique mais dans une certaine mesure, nous vivions au XIXe siècle.
Ce n’est qu’en quittant l’île en 1994 que je découvrais, hébétée, un tout nouveau continent littéraire en contemplant des bibliothèques aux couvertures immaculées au sein desquelles les livres des éditions P.O.L. trônaient en bonne place, aux côtés de ceux édités par Denis Roche chez « Fiction & Cie » aux éditions du Seuil. Je me mis à guetter compulsivement les sorties des éditions P.O.L. en librairies, ma bourse étudiante y passait, je me nourrissais de pommes et de pain industriel, mais la couverture blanche finement cannelée de la prose, la carte plus épaisse, ivoire, au grain charnel, de la poésie étaient aussi appétissantes que des emballages de pâtisserie chic. Et des auteur·e·s aujourd’hui important·e·s pour moi sont ainsi entré·e·s dans ma vie de lectrice – c’est-à-dire ma vie tout court : Emmanuel Hocquard, Danielle Mémoire, Joël Baqué, Tarkos, Christian Prigent, Nathalie Quintane, Charles Reznikoff, Liliane Giraudon, Katalin Molnar, Emmanuel Carrère, Leslie Kaplan, Georges Perec, Olivier Cadiot, Pierre Alferi, Valère Novarina, Anne Portugal, Édouard Levé, Ryoko Sekiguchi, Claude Royet-Journoud, Fred Léal……………………………
Je me rends d’ailleurs compte que mon premier travail de recherche mené en 1998 sous la direction d’Éric Dayre rend compte de cet attachement puisqu’il portait sur Écriture et photographie dans les œuvres de Denis Roche (« Fiction & Cie ») et Emmanuel Hocquard, auteur emblématique des éditions P.O.L.
En 1995, avec un ami de khâgne, remués par la lecture de Heroes are Heroes are Heroes qui semblait répondre à nos vœux de postfiguration de la poésie, nous avons fouillé les pages blanches parisiennes pour finir par tomber sur un Joseph Manuel qui se demandait ce que lui voulaient ces deux étudiants maladroits qui parlaient de littéralité et de représentation – Manuel Joseph précisera plus tard que nous l’aurions trouvé dans l’annuaire du 93.
En 1997, rien n’allait plus. Disons pour résumer : deuil + faillite + exil = Sue perdue dans le quartier latin. Un livre m’a sauvée, c’est Futur, ancien, fugitif d’Olivier Cadiot. S’accrocher à ses lignes des jours, des semaines durant m’a doucement mais fermement ramenée vers les rivages de la vie. Sans doute parce qu’il offrait un paysage littéraire au sein duquel je pouvais respirer, évoluer. J’avais évoqué ce moment dans ma performance « Cahiers cousus et mousse au chocolat » en 2012, alors il y a deux ans, je me suis dit qu’il faudrait quand même que j’exprime ma dette à Olivier Cadiot. J’ai tergiversé et j’ai fini par le faire devant un café en tripotant une dosette de sucre ; je lui devais bien ça. Mais je me rends compte que je n’en ai pas parlé à Paul Otchakovsky-Laurens alors que si ce livre salvateur existe, c’est aussi grâce à lui. J’imagine que ces quelques lignes sont une façon, tardive, de le faire.
« Partir, ça n’a pas été une trahison – ou disons que ça en a été une quand même. Mais j’en ai fait d’autres. j’ai fait ce que j’ai pu, j’ai fait ce que j’ai pu (crié). » Olivier Cadiot, Futur, ancien, fugitif.
Je me suis toujours sentie gauche face à Paul Otchakovsky-Laurens, moi qui ne suis pas très impressionnable en général, quelque chose en lui m’impressionnait, me rendait timide. Je crois que c’était lié à son ethos. Si j’essaie d’analyser a posteriori, je dirais que mon éducation et mon expérience m’avaient appris à me comporter avec les mâles dominateurs, nombreux dans l’édition ; mais pas avec les gens, plus rares mais heureusement bien présents, dont l’extrême exigence se traduit par la modestie, une attitude réservée et sincère. J’étais donc désarçonnée par le fait que quelqu’un dont j’estimais tellement le travail ne jouisse pas de sa position de façon autoritaire.

P.O.L. dans ses bureaux en 2001 © Éric Feferberg pour l’AFP.
« C’est la circulation entre les registres, les genres, les œuvres et les esthétiques. Je ne pense pas qu’il y ait une ligne discernable dans la maison. Il s’agit de montrer par la pratique éditoriale que la littérature est multiple, contradictoire et vivante. Mais ce qui lie tous les écrivains, c’est la préoccupation de la langue, ce matériau qu’on essaie de faire bouger. La première préoccupation est formelle. La plus belle histoire du monde ne m’intéresse pas si elle n’est pas portée par une forme qui l’exprime et la transcende. J’aime, dans les romans, ce qui excède l’idée même de roman. » Paul Otchakovsky-Laurens.
En tant qu’éditrice, il est évident que la trajectoire de P.O.L est un modèle que je suis loin d’approcher car je n’ai pas su, jusqu’à présent, trouver les moyens de défendre l’intégrité de mon catalogue. Mea maxima culpa. Je le répète souvent à mes étudiant·e·s en création littéraire : écrire un bon livre, voire un très bon livre, c’est facile. Ce qui l’est moins c’est d’en écrire trois, six, douze… dérouler les jalons d’une œuvre avec constance et ténacité. Il en est de même de l’autre côté de la chaîne du livre.
Être éditeur, éditrice n’est pas que la publication de textes aimés – ça, du moment qu’on a un certain talent, c’est aisé. Il s’agit aussi d’être constant dans ses choix afin de permettre aux auteur·e·s de développer leurs univers mais aussi, particulièrement pour un jeune éditeur indépendant, d’une bataille acharnée avec le marché, les intermédiaires commerciaux, les banquiers, les grands groupes. L’éditeur indépendant est cet être plein d’abnégation qui accepte de se coltiner, parfois violemment, le principe de réalité, cet amateur d’écarts extrêmes qui passe la soirée avec un·e auteur·e en étant convoqué par sa banque le lendemain à 9 h, et qui sait trouver les mots justes avec l’un et l’autre. C’est la condition sine qua non de la défense des œuvres afin que les lecteurs puissent les découvrir au moment de leur sortie mais aussi dix, vingt, trente ans plus tard. Il faut ainsi honorer les fées qui ont présidé à la rencontre de Paul Otchakovsky-Laurens avec son alter ego, Jean-Paul Hirsch, car savoir s’entourer n’est pas le moindre des talents d’un éditeur, et c’est bien ce tandem qui a fait des éditions P.O.L. ce qu’elles sont, avec rigueur, patience et détermination : une maison littérairement exigeante fort bien charpentée commercialement.
Alors aujourd’hui, la tristesse est immense. Il y a comme un vide au creux de la poitrine. Une sorte de trou d’air. J’essaie de le combler avec mes souvenirs de lecture, ces rencontres littéraires fondamentales. En prenant les livres dans mes mains. C’est là, ça bruisse, c’est inestimable. Mais la détresse reste car oui, il est des êtres humains qui manquent. Leur silhouette dans l’air, leur voix incarnée. Et j’adresse mes pensées affectueuses à ses proches, à la famille des auteur·e·s P.O.L.
Frédéric Forte écrivait hier sur Facebook : « Le logo de P.O.L, c’est le ko, figure du jeu de go qui signifie “l’éternité”. Paul Otchakovsky-Laurens l’avait trouvée dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec, mais elle était aussi présente depuis toujours bien au milieu de son nom. »
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