[Texte écrit pour un projet artistique de Véronique Hubert, Derrière, que vous pouvez découvrir ici.]
Devant l’alternative, faire trois. Devant la fourche, embrasser la fourche. Vida de senderos que se bifurcan. Impossible de choisir, entre ces deux objets, prélevés de façon tout à fait impulsive dans le paysage quotidien. Ils font partie d’une poignée de rescapés d’un monde englouti avec un brûle encens algérien, quelques couverts en argent, une boîte en acajou gravée aux initiales d’une aïeule, quelques bijoux, des dizaines de photos. Impossible de choisir, ça dure des semaines, je finis par débarquer avec les deux au café, même si l’éléphant est franchement lourd, ridiculement lourd, dans l’espoir que Véronique choisisse pour moi. Nous gardons le battement. J’aurais pu prendre le métronome, aussi, avec son bras de métal un peu sévère qui semble toujours aller plus vite que ce qu’il indique, emballant le défilé des touches noires et blanches, poussant à réinventer les harmonies.
Dans l’ellipse de ce serre-livres unique, tous mes livres ; dans celui du temps passé figé en noir et blanc, le profil de ma mère. Ce sera une capture d’ellipses.
Je me rappelle des circonstances de cette photo, prise en Balagne, un été, pendant des fouilles – d’où nos regards plongeant, très sérieusement, dans un trou. On sent presque l’odeur de la terre, la lumière, aveuglante. On doit être en train de nous détailler les découvertes. Un tas d’os, si je me souviens bien. Le geste du pinceau qui balaie la poussière comme une caresse. C’est sans doute mon frère qui a pris cette photo et qui l’a tirée. Il faisait très chaud, on est allés se baigner, ensuite, à Ghjunquidu. Le plaisir de l’eau qui emporte la fine pellicule minérale collée par la sueur, les images de carcasses et les explications savantes.
L’éléphant, ou plutôt les éléphants en ébène – les serre-livres vont par deux –, je les ai toujours connus. Je les ai retrouvés il n’y a pas longtemps en réaménageant mon bureau. Je n’ai jamais su si je les aimais ou pas. Trônant dans le salon bourgeois de ma grand-mère, je leur ai toujours soupçonné un air de trophée colonial, et en cela, comme on peut s’y attendre, ils me faisaient horreur. Pourtant, ils portent de façon absurde et éminemment fragile – oubliés dans un coin, ils n’ont pas été cirés pendant une vingtaine d’années : ils sont donc ternes et fendus – la mémoire d’une lignée éteinte, ou presque. De quoi les considérer avec pas mal de tendresse. Glissant d’une cheminée 42°42’3’’N 9°26’53’’E à une autre 48°53’14’’N 2°20’8’’E, ils sont à présent également les protecteurs de : Le Sexe des mots de Marina Yaguello, Ma langue est poétique de Tarkos, Fiction and the Figures of Life de William H. Gass, La Folie de l’or de Gilbert Sorrentino, Le Territoire littéraire du Havre dans la première moitié du xxe siècle sous la direction de Sonia Anton, Le Principe de nudité intégrale de Jean-Marie Gleize, Los Detectives salvajes de Roberto Bolaño, Prunus Spinosa de Danielle Mémoire, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne, Don Quixote: Which Was a Dream de Kathy Acker, Billy the Kid de Jack Spicer, Le Cœur du sujet de Chögyam Trungpa, Les Carcasses de Raymond Federman, Cinq le Chœur d’Anne-Marie Albiach, Fluxus et la musique d’Olivier Lussac, Risquer la liberté de Fabrice Midal, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, Soins Intensifs Dandy de Claire Guezengar, L’isola del giorno prima de Umberto Eco, Le Philosophe boiteux de Jean-Luc Nancy, Goldberg : Variations de Gabriel Josipovici, L’Histoire de ma vie de Henry Darger, Rome, regards de Rolf Dieter Brinkmann, Pourquoi Bologne d’Alain Farah, Œuvres complètes de Jean-Pierre Brisset, Dans le secret de Jérôme Ferrari, Lavoura arcaica de Raduan Nassar, L’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, Matière première de Jörg Fauser, De haut en bas de Bernard Sève, Migraine de Oliver Sacks, Les Essais de Montaigne, Fonds perdus de Thomas Pynchon, Si de Hélène Bessette, Le Soleil de Jean-Hubert Gailliot, un mètre hétéroclite, à la date du 31 octobre 2014, qui constitue une infime portion de la population livresque alentour, une extension d’un bureau toujours trop petit, une sorte de Polaroïd des lectures en cours, choisies pour des motifs différents – recherches, plaisir, préparation de séminaire, de conférence… Quand les livres débordent et commencent à s’empiler également de façon horizontale au-dessus de la première rangée, gênant la saisie, recouvrant peu à peu les photos punaisées au mur – dont l’image balanine du sérieux duo mère-fille –, les titres qui ne seront pas immédiatement utiles réintègrent leur classement plus ou moins approximatif au sein de la bibliothèque. En attendant, le seuil des éléphants signale que leur contenu ne cesse d’infuser dans la pièce, comme un bain propice à l’éclosion de nouvelles pages. On observe leur prolifération avec euphorie, sans ressentir la fatigue censée découler de leur élaboration, ni le temps qui file, leur chair palpable. Sous les doigts, la page blanche s’informe de signes noirs qui iront, reliés, habiter d’autres bibliothèques.
Laure Limongi
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