
C’est une histoire de vision du monde. Proie/prédateur, dominant/dominé, partage ou exploitation ? Rien à voir avec une liberté de mœurs, ça, c’est le vernis vintage, c’est pervertir le mot « liberté » pour justifier une consommation débridée. Jouissance n’est pas consommation. On peut cocher toutes les cases de cet hédonisme si ardemment défendu par une certaine caste sans se comporter comme un gougnafier ou être criminel – je puis en attester. On peut refuser la morale bourgeoise et avoir une éthique.
Nous sommes dans une drôle d’époque où certains oripeaux de l’ancien monde craquellent au moment où nous nous réveillons d’un trop long aveuglement, face au cataclysme créé par notre surexploitation débridée – tout est lié. Nous sommes sur une arête de l’histoire, des dominé·e·s prennent enfin la parole, la réaction réagit, c’est son rôle. (Elle est triste sous son masque rigolard, c’est son destin.) Mon éternel optimisme espère que cela débouchera sur une humanité plus humaine – et pas sur une logique de destruction. Mais tout est possible, nous sommes face à une multitude de chemins potentiels.
Hier ou avant-hier, je ne sais plus, je tombais par hasard sur Régis Jauffret sur France Inter. Il s’est mis à bouillir de colère : « Mais bon sang, un enfant n’a rien à faire dans le lit d’un adulte ! Il n’y a même pas à en discuter ! » Bouillir à tel point qu’on pouvait sentir la panique des chroniqueurs, autour. Et moi, sa colère m’a réchauffé le cœur. Je marchais dans la rue en écoutant sa voix au creux de mon oreille et sa fureur fortifiait mes nerfs. La simplicité de son énoncé. Son humanité. On n’a pas à massacrer des écosystèmes entiers pour le confort d’une poignée de privilégiés. On n’a pas à jouir d’un corps trop jeune. Rien ne justifie cette domination. Mais comme je le disais, c’est une histoire de vision du monde…
Par ailleurs, il est pour moi évident que l’art, la littérature, doivent explorer tous les champs du réel, de l’imaginaire, de l’âme humaine. Tous les champs possibles. Si l’art et la littérature ne dissèquent pas le mal, qui le fera ? Les censures sont dangereuses pour cette raison, elles contribuent à flouter la frontière entre représentation et réalité. Elles rendent l’interdit fascinant. Les représentations du mal sont utiles, elles permettent de le comprendre. Elles permettent d’explorer ses propres parts d’ombre, de tracer son propre chemin, de forger sa propre pensée. C’est cette liberté là qu’il faut défendre. Et les criminels doivent être jugés par la justice. C’est tout simple et c’est l’intérêt du contrat social. C’est pourquoi il est essentiel de pouvoir se confier à la justice. Il y a beaucoup à faire.
J’ai retrouvé cette photo en vidant l’appartement de mon père et ma grand-mère il y a un an. Étrange de croiser la mélancolie de mon regard à 14 ans. Malaise surtout, car ce n’est pas moi qui ai décidé de la mise en scène. C’est ma grand-mère qui a voulu jouer les David Hamilton de province quand elle a vu, après le petit-déjeuner, que le soleil à travers ma chemise de nuit révélait mon corps en train de sortir de l’enfance. Je me souviens que quand on est allé chercher les photos, je n’ai pas compris qui était représenté là, j’ai essayé de planquer le tirage, ma grand-mère le brandissait devant tout le monde, j’étais pivoine. À 14 ans, j’étais toujours une enfant. Mon père venait de quitter la maison – s’enfuir, plutôt –, je sentais bien que le cancer de ma mère était en train de repartir, on était ruinés, j’avais d’autres choses en tête que ma révolution hormonale. J’ai immédiatement senti le danger potentiel – j’étais une sensibilité à la dérive, tout pouvait m’arriver. Tout pouvait dépendre des rencontres que j’allais faire. Je me suis regardée sur le papier photo, j’ai vu le regard des hommes à qui ma grand-mère exhibait le tirage avec un sourire équivoque et je me suis dit : eh bien, il va falloir slalomer entre les prédateurs. Ça n’a pas loupé.