(J’avais sous-titré ce texte écrit en février 2017 « chronologie azeza[1] » et l’avait dédié à Maria Soudaïeva. Il a été prononcé à la Maison des Femmes à Paris, le 8 mars 2017, à l’invitation de Chloé Delaume : c’était pendant la résidence d’écriture qui a donné lieu à son livre Mes bien chères sœurs.)


Tu nais et tout est rose.

Les murs, les layettes, les sacs qui transportent tes couches, tes petits chaussons, tes petits bonnets. Rose. Tout est rose. Déjà, tu détestes le rose. Il s’étale en marée complaisante. Il t’assigne à un genre, une condition ; presque un destin. Rose.

C’est-à-dire une couleur de sang dilué. Quelque chose de pâle, de pas franc du collier. Qui rappelle la chair, fragile et putrescible.

Là où le bleu est du côté de l’éther, de la mer, de l’élévation, de la sagesse, de la noblesse.

Rose bas, rose vie ; rose destin.


Tu as 3 ou 4 ans et on t’explique dieu. On te raconte que la femme est née de la côte d’Adam – sa seconde femme, la douce, la docile Ève, pas cette pute de Lilith, transformée en démon par la légende avec son nom que l’étymologie populaire rattache à la nuit, « laylâ » en hébreu – en réalité « Lilith » est la forme hébraïque de l’akkadien « lilītu » qui dérive du sumérien « líl » signifiant vent. Pas la mer d’huile, quoi. Forcément, Lilith est rousse, n’a pas de mari, ni d’enfants. Elle se rebelle à l’autorité d’Adam. Donc exit Lilith. Ève sort du flanc d’Adam. Elle a l’air plus obéissante mais sans doute un peu coconne car elle se fait avoir par le serpent et bam ! le fruit défendu, ohlala, nous sommes tout nus ! la chute, les humains chassés du joli jardin ; le sexe, c’est mal. Et c’est de sa faute à elle, bien entendu.


Ensuite, tu dois avoir 5 ans, on te raconte la Vierge Marie et c’est vraiment bizarre cette histoire de vierge qui a un enfant qui est le fils de dieu. Qu’un dieu certes masculin, avec sa grande barbe de père Noël, mais vivant dans les nuages, donc a priori éthéré, puisse s’incarner, déjà, c’est difficile à comprendre. Les rennes tirant une grosse hotte et les lutins qui font des paquets cadeaux en décembre, ça semble nettement plus crédible – d’autant plus qu’ils existent réellement, ces lutins. Ils ne sont pas vêtus de rouge et de vert au Groenland, ce sont des enfants en haillons de pays en voie de développement, voilà tout. Mais qu’une femme vierge puisse mettre au monde le fils de dieu, ça manque de logique. ça perturbe complètement ta vision du monde naissante, donc tu poses plein de questions. Qui agacent. Auxquelles on te répond que tout est une question d’adhérence ; de foi. Que tu n’as pas l’air d’avoir, malheureusement. Alors on te dit de prendre garde. Dieu voit tout, même ce que tu penses dans le secret de ta conscience. Déjà pécheresse, tu risques gros. Très gros.


Tu es dans la tendresse de l’enfance, les ours en peluche, l’odeur de sucre, et le sexe est omniprésent. Lilith, Ève, la pomme, la Vierge, Joseph en arrière plan qui fait la gueule… Tu n’y comprends rien mais tu pressens qu’il y a un danger, comme une bombe à retardement dans ton ventre. On te met en garde, tu es la proie, ils sont les prédateurs, mais tu seras toujours victime et coupable, à la fois. Quelques années plus tard, un ami de tes parents, fan de David Hamilton, vient faire des photos de toi pour un calendrier italien. On t’enfile une robe blanche virginale mais assez transparente, il faut bien le reconnaître. Il a un gentil sourire, il parle doucement, mais il sait ce qu’il veut. En terme de pose, de cadrage. Tu as le souvenir précis de ta main replaçant l’étoffe sur ton épaule que sa main à lui avait fait descendre. De ta gêne. Heureusement, tes parents avaient eu l’excellente idée de rester dans la pièce pendant la prise de vue. Tu ne te sens pas flattée. Tu te demandes pourquoi cette putain de bretelle devrait tomber pour découvrir une partie de ton torse et faire deviner le début d’un téton grand comme un rivet de jean. Selon la logique exposée précédemment, tu te dis que tu dois forcément être coupable de tout ça : la situation, la transparence de la robe, le sentiment de honte. Tu n’arrives même pas à être fière de représenter le mois de mars ou peut-être celui d’avril sur un calendrier vendu 5000 lires dans des stations d’essence ou des bureaux de tabac.


Dans la cour de récréation, à l’école primaire, tu es agitée. Tu n’aimes pas le jeu de l’élastique, tu n’aimes pas les Barbie. Tu aimes courir derrière les ballons. Tu n’arrêtes pas de déchirer tes collants, d’abîmer tes robes à smocks, de bousiller tes chaussures vernies. Tu te fais engueuler, alors que l’intrépidité des garçons est encouragée. Tu ne comprends pas.


Un jour, en CM1, l’un des garçons lance une mode : toucher les fesses des filles. Ils appellent ça « la main au panier ». ça a évidemment beaucoup de succès parmi les mâles. Impossible de rester sereinement deux par deux dans la file avant d’entrer en classe, comme le demande la maîtresse ou le maître. Vous vous faites tripoter donc vous bougez donc vous vous faites punir. « Mais Madame ! », « Taisez-vous ! Restez tranquille ! » Vous ne vous sentez en sécurité que dos au mur. C’est dur de vivre une vie d’enfant en rasant les murs. Tu soupçonnes le directeur de regarder ça d’un œil attendrissant : « Comme c’est mignon ! ils apprennent l’ordre du monde ! »

Tu réunis les filles dans la cour, tout le monde est très énervé. Tu organises une expédition punitive. À la récréation suivante, une fille alibi fait mine de s’évanouir et éloigne l’institutrice de garde. Vous poussez un cri de guerre et vous les tabassez. C’est encore l’âge où la force est égale quel que soit le sexe. Exaltées par la colère et l’effet de groupe, les filles les plus timides sont survoltées ; peut-être se rendent-elle compte que cela ne sera pas si courant, prendre la main, sa revanche, ne pas être victime. Vous leur en foutez plein la gueule. Le meneur du jeu se met à pleurer, tu as son sang sur ton poing. Plus loin, tu vois tes camarades avec des touffes de cheveux dans les mains, la pupille dilatée. Et bien sûr, vous êtes punies.


Au collège, les jeux sont faits, les corps changent. La répartition des rôles est d’une grande cruauté. En 4e, tu arrêtes de manger. Peut-être pour essayer, inconsciemment, d’enrayer le processus. Tu ne veux pas être proie ; prédateur non plus, bien sûr ; tu souhaites atteindre une sorte de transparence. Glisser silencieusement sur la frise de la réalité. Avec tes copines, vous poussez en ordre dispersé. Tu gardes longtemps un corps enfantin que tu tâches de maîtriser ; ta meilleure amie, au contraire, se mue en star glamour des années 1950 dès la troisième. Il y a les gothiques, les grunge, les lolitas, les pop, les pin-up ; quelques sportives. Tu n’adhères à rien en particulier. Tu joues les Variations Goldberg au piano et tu es amoureuse d’écrivains morts. Vous avancez vers l’âge adulte en armée bigarrée. Vous vous tenez la main.


À 14 ans, pendant un voyage linguistique en Angleterre, tu éconduis un garçon sensiblement du même âge – un ou deux ans de plus, peut-être. Il te demande des explications. Un peu interloquée, tu lui dis doucement, pour ne pas accentuer la vexation : « Eh bien parce que je n’ai pas envie de sortir avec toi. » Il te répond : « On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. » Sidérée, tu tournes les talons.


Dans la rue, les sifflets, les bruits de bouche, les « mademoiselle », les trucs salaces, les insultes – ad libitum.


Tu dois avoir 23 ans. Tu es au centre Pompidou entourée d’écrivains que tu admires, tous plus âgés que toi. Tu es en train d’écrire ton premier livre, tu travailles dans une maison d’édition. Tu te sens enfin chez toi, appartenir à ton monde. Une forme d’apaisement commence à s’installer après des orages qui ont failli t’emporter du côté de la matière en décomposition. C’est encore très fragile, mais tu sens que tes pieds se sont posés sur une route, enfin. Vous êtes dans le hall de Beaubourg après une lecture. Cinq ou six personnes, peut-être. Des écrivains, ton futur éditeur. Majoritairement des hommes, bien sûr. Juste une femme à part toi, elle a une quinzaine d’années de plus. Le reste, des hommes. On parle d’écriture. Tu es heureuse d’être là. Soudain, le plus âgé des écrivains te regarde et te demande : « Vous faites un bonnet C, non ? »


Il y a aussi celui qui essaie de t’embrasser dans son bureau en te plaquant au mur. Celui qui t’indique que le livre que tu cherches se trouve dans sa chambre. Celui qui te dit que ça l’excite quand tu parles dans un micro – sans parler de ton texte, bien sûr. Celui qui t’invite à venir boire du chablis sur ses genoux après une lecture pour te féliciter. Celui qui te propose un massage à l’hôtel parce que tu as dit que tu avais mal au dos. Celui qui, pendant un salon littéraire, gratte à la porte de ta chambre d’hôtel. Celui qui te met carrément une main sur la cuisse au resto. Celui qui te suit aux toilettes pour tenter de te rouler une pelle. Tu commences à te dire qu’être amoureuse d’écrivains morts était finalement une bonne intuition adolescente.


Et à chaque fois, tu te sens coupable de n’avoir pas vu venir les choses. Coupable de te mouvoir dans le monde comme un être humain et non comme une femelle. Coupable de ne pas te sentir, en permanence, comme un bout de steak offert sur l’étal d’un boucher et de ne pas savoir agir en conséquence : coupable de ne pas rester dans ta putain de case et ta fonction biologique. Coupable d’être coupable.


C’est un quotidien citadin – de la capitale, tout du moins – que beaucoup d’hommes ont du mal à croire. Même les pas machistes pour un sou, même ceux qui ne se permettraient pas des choses pareilles. C’est trop difficile à comprendre, peut-être, quand on ne l’a pas vécu. Les milliers de petites piqûres que ça fait dans la chair. Le dos qui se contracte. La marche qui accélère. La peur qui court sous la peau. L’écœurement. La colère. Ils pensent qu’on exagère. Qu’on fait des montagnes d’un rien. « Et puis ça devrait vous faire plaisir, on vous trouve désirables. » On fait mine de croire que révéler cela, c’est mettre au ban la séduction, alors que c’est tout l’inverse : c’est tâcher de la préserver, dans un rapport d’équilibre. Sa temporalité précieuse, son scintillement. C’est avoir la liberté d’aimer les hommes que l’on aime.


En mai 2013, en Égypte, l’acteur Oualid Hammad, 24 ans, décide de se travestir en femme et de se balader dans l’espace public, accompagné d’un comparse filmant en caméra caché. Il veut comprendre ce que lui racontent sa mère et ses sœurs, harcelées dans la rue. Il a les traits fins, porte une belle perruque, est maquillé par une équipe de télévision, donc c’est très crédible. Il réalise deux sessions : pour la première, il est habillé à l’Européenne de façon fort décente, sans provocation ; pour la seconde, il porte le voile. La vidéo est édifiante. Pas seulement parce qu’on se rend compte qu’une femme voilée reçoit encore plus de propos obscènes et de propositions ouvertement sexuelles qu’une femme vêtue à l’occidentale. Mais parce que n’importe quelle femme l’aurait repéré immédiatement, en tant qu’homme déguisé, dans l’espace public : son langage corporel le trahit. Nous sommes tellement accoutumées aux agressions quotidiennes qu’à part des tensions internes, une certaine raideur, nous ne bronchons plus ; ce serait un coup à se filer des courbatures à longueur de journées. Lui sursaute tout le temps. Fait des bonds, à droite, puis à gauche, au gré des offres sexuelles, des bruits de bouches et des insultes, il tente d’esquiver les silhouettes qui s’approchent trop près, les haleines rauques, serre ses coudes, oublie l’avancée en ligne droite. On dirait une balle rebondissante taquinée par des murs. Il comprend, dans son corps, la différence.


Chaque jour de femme consiste à habiter ces espaces de liberté, à les conquérir, à lutter contre l’éducation qu’on a reçue, contre le courant, à faire que l’évidence le soit vraiment : l’égalité. Sans se durcir, en conservant la tendresse qu’on chérit, l’amour infini qu’on voue à la vie, à ses camarades humains, à l’instant. Être. Être. Aimer malgré les humiliations, aimer malgré la marche du monde. C’est d’une ambition folle. Mais nous méritons cette ambition. Je le crois.


Dans son Quichotte, l’écrivaine américaine Kathy Acker s’empare de l’histoire de Cervantès, avec une protagoniste, « une chevalier », comme le traduit Laurence Viallet. Le français n’a grammaticalement pas de neutre, pour tâcher de rendre l’incertitude générique possible en anglais, il faut donc croiser le masculin et le féminin, « une chevalier ». Autre difficulté de traduction, en anglais, le terme « chevalier », « knight » se prononce de la même manière que le mot « nuit », « night ». L’ombre de Lilith, peut-être…

Cette chevalier créée par Kathy Acker est rendue folle par un avortement. Sa quête est la suivante : « L’idée la plus insensée que jamais femme pût concevoir. C’est-à-dire, aimer. » L’enjeu de cette Quichotte est donc l’invention d’un espace subversif qui passe par la création d’un langage ne hiérarchisant plus masculin et féminin : « — J’écris des mots pour vous que je ne connais pas ni ne peux connaître, pour vous qui serez toujours différents de moi et me serez étrangers. Ces mots demeurent aux confins du sens et ne sont pas grammaticalement corrects. Car lorsqu’il n’y a pas de pays, pas de communauté, le locuteur ne sait quel langage utiliser, comment parler, s’il est possible de parler. Le langage est communauté. » (Don Quichotte, Kathy Acker, p. 203)


[1] « Azezu » signifie « de méchante humeur » en corse.