
Nick Cave, Mort de Bunny Munro, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Flammarion, janvier 2010, (édition originale : The Death of Bunny Munro, Canongate, 2009).
Texte paru dans La Revue littéraire.
On connaît surtout Nick Cave en tant que musicien membre des groupes The Birthday Party, The Bad Seeds et Grinderman, imposant son style entre punk et crooner torturé. C’est oublier son rapport à l’écriture, indissociable de son univers musical. Nick Cave est né en 1957 en Australie dans un environnement littéraire : son père est professeur de lettres, sa mère bibliothécaire. Son premier livre, And the Ass Saw the Angel, est publié en 1989 par Black Spring Press au Royaume-Uni et Harper Collins aux États-Unis ; le Serpent à plumes en publie la traduction française (par Christina Douguet et Anne Dubois) en 1995 sous le titre Et l’âne vit l’ange. Dès ce premier roman, les obsessions thématiques et formelles de Nick Cave affleurent : un monde désespéré – mais pas sans dieu –, une violence permanente, l’omniprésence de l’alcool, de l’autodestruction, celle de la pluie diluvienne – un véritable déluge en forme de jugement dernier. Car Nick Cave, élevé dans la religion anglicane, est pétri de références bibliques – il a d’ailleurs signé une préface à L’Évangile selon Saint-Marc publiée en France par Mille et une nuits en 2006 (et par Canongate en 1998 au Royaume-Uni). Cet univers catastrophé imprègne ses chansons longues, narratives, de la révolte pure à l’incantation solitaire.
Mort de Bunny Munro n’échappe pas à cette ambiance glauque, ténébreuse et décadente. Le héros y meurt dès le titre et n’en finit pas d’agoniser, de lâchetés en dépravation, pendant plus de 300 pages. Bunny Munro, troisième du nom entre Bunny senior et Bunny junior, est vendeur de produits de beauté à domicile, l’occasion de dépouiller les modestes – il ne visite que des lieux sordides, d’après l’adage selon lequel on peut faire tomber les feuilles d’un arbre presque mort en le secouant alors que celles d’un bel arbre en pleine santé résistent… – mais aussi de satisfaire ses pulsions sexuelles constantes : quand Bunny n’éjacule pas sur le visage de ses clientes pour parfaire l’action de ses crèmes vendues à prix d’or, ne viole pas une junkie squelettique en pleine overdose ou ne trousse pas une serveuse dans les toilettes café miteux, il s’astique dans sa voiture en visualisant le vagin de Killy Minogue ou celui d’Avril Lavigne pour ne pas perdre la main. Bunny est marié à une femme désespérée par ses trahisons permanentes. Il a un fils de 9 ans, à la fois pétri d’admiration pour ce papa si atypique et terriblement lucide, surdoué ne lâchant pas l’encyclopédie offerte par sa mère et tentant de comprendre le monde à travers son ordonnancement alphabétique. Nimbant ses journées et ses nuits d’alcool et de drogue, Bunny ne vit que pour la baise, devenue une métonymie de sa propre personne. Un lendemain de cuite parmi d’autres, il finit par rentrer chez lui pour trouver sa femme pendue au radiateur de la chambre après avoir copieusement saccagé l’appartement, avec un acharnement particulier sur les affaires de son indigne mari. Son aveuglement narcissique ne lui donne pas les clefs des signes pourtant clairs laissés par sa défunte femme et aucun remord ne semble l’étreindre au moment de la mise en terre, il préfère deviner la couleur de la culotte de l’appétissante petite amie de l’un de ses collègues de travail, surnommé Caniche. Il embarque son fils dans ses tournées commerciales, une odyssée déglinguée d’initiation aussi bien pour le fils, que pour le père. Une visite chez Bunny senior mourant d’un cancer du poumon, ex brocanteur vitupérant contre la terre entière, agonissant son fils de reproches injurieux, est l’occasion d’appréhender la complexe relation de fascination et de répulsion entre père et fils.
Dans cet univers poisseux et cru de pulsions vite assouvies, l’air s’anime parfois d’un triste sourire et d’une nuisette orange : le fantôme de Libby Munro torturant son mari, apaisant son fils, révélant les ficelles du destin.

Mort de Bunny Munro est un livre au charme chaotique, à l’écriture abrupte et sulfureuse, sans concession pour son antihéros. Mais pas sans amour. On y trouve une étrange fureur apaisée, une logique se dessinant dans l’apparente incohérence de la vie. Tout comme Euchrid Euchrow, le jeune héros de Et l’âne vit l’ange est sourd, entretenant une sorte de relation entre Dieu et le règne hum
ain à trav
ers l’étrange monde qu’il se construit, Bunny junior est aveuglé ou presque par une blépharite que son père ne daigne pas soigner. Un autre personnage du livre, Candice Brooks, est une vieille dame aveugle répétant : « Nous devons nous aimer les uns les autres, sinon mourir. » Une figure typique de sage – dont le prénom redouble la candeur, c’est-à-dire la pureté de l’âme – ignorant les apparences trompeuses du monde, alors que Bunny junior, aveuglé temporairement dans une épreuve initiatique, ne fait qu’entrapercevoir l’envers spirituel du décor – qui est une quête à part entière. Dès la fin du livre – ce sont d’ailleurs les derniers mots –, ce dernier « se relève, s’élève » malgré la marque animale de son nom, après son grand-père, après son père, en forme de petit animal fornicateur, totem Duracell, excité, battant la campagne. On a déjà souligné que l’un des collègues de Bunny père est surnommé « Caniche ». Une serveuse se nomme River. Il semble assez naturel pour Nick Cave (« cave » signifiant « grotte ») dont de surcroît certains collaborateurs portent également des noms communs en guise de patronyme – Race (« course »), Savage (« sauvage »), Powers (« pouvoir »), Wolf (« loup »), Lane (« chemin »), Pew (« banc ») – de marquer ses personnages de ce cratylisme limpide. De les marquer d’un fer dont seul le jeune Bunny semble susceptible de se déprendre, en dehors de l’univers apocalyptique circonscrit par le livre.
Mort de Bunny Munro se déroule du côté de Brighton, au sud de l’Angleterre, alors que Et l’âne vit l’ange s’enlisait dans le sud marécageux des États-Unis. Dans ces deux livres, c’est un déluge qui s’abat sur les personnages, précipitant leur sort. Outre le fantôme de madame Munro, une silhouette de faits-divers hante le récit, une sorte de démon assassin, exhibant ses cornes et son trident dans une ambiance de fin du monde, parcourant l’Angleterre du nord au sud dans un sillage sanglant, étrange reflet de Bunny père. Peut-être que Nick Cave est la réponse à la question : « Qui a tué Laura Palmer ? »[1]
[1] Référence à la phrase énigmatique de Greil Marcus dans Dead Elvis : « J’ai réalisé hier soir (…) qu’avec son goût pour la drogue et le sexe, sans parler de son statut de yéti du jugement dernier, Elvis est la réponse à la question Qui a tué Laura Palmer ? »
Nick c'est la classe totale.
Et plus encore.
En fait, si, c'est mon bureau : je suis passé avant Noël. Si tu aimes les surprises… Bises.
T'as même laissé Nick Cave en haut du sapin ? Comme c'est gentil !